Page 24 - OPEX MAGAZINE N°1
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La frustration est réelle, forcément contenue, et ne pouvait s’exprimer que dans le périmètre très fermé de la popote des
lieutenants où les propos à haute valeur stratégique le disputaient à la résignation. Conscients d’être les meilleurs (ceci
dit avec toute l’arrogance de notre jeunesse), nous avions l’impression d’être considérés comme une arme de destruction
massive, ce genre de truc de la Guerre froide qu’on n’utilise jamais.
Tout cela est bien derrière moi ce 18 mai 1978 sur le tarmac de la base aérienne de Solenzara. Le régiment est aligné pour
être présenté au général Lacaze qui vient d’atterrir à bord d’un avion du groupement des liaisons aériennes ministérielles.
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Au garde-à-vous sur les rangs de la 3 compagnie, je l’entends dire de sa voix de stentor au colonel Erulin venu l’accueillir
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au pied de la passerelle : « Je savais que je pouvais vous faire confiance ». C’est vrai que depuis hier une machine de
guerre exceptionnelle s’est mise sur pied avec une efficacité redoutable. Au spectacle de ces faisceaux impeccablement
alignés, d’armes, de musettes, de sacs, de gaines TAP, de caisses de munitions, mais aussi en contemplant ce ballet humain
parfaitement ordonné où chacun ne fait que ce qu’il a à faire selon les ordres ou sa mission, sans bavardages inutiles, je
mesure la performance. Tout était « précis, clair, huilé, calme, silencieux et serein». Nous quittâmes Solenzara à bord des DC8
d’UTA et du COTAM, d’un Boeing 707 d’AIR FRANCE, en échelons successifs. À ce moment-là, nous, les lieutenants du REP, ne
Lieutenant à Kolwezi
savions toujours pas où nous allions, fidèles à notre culture selon laquelle poser une question, quand on ne nous le demande
pas, était le début de la désobéissance.
C’est sur l’aéroport de Kinshasa que nous commençons à y croire. Arrivé en premier, tard dans la nuit du 18 au 19, à bord
du DC8 qui transportait le colonel Erulin, son état-major et la 3 compagnie, je vois le régiment se regrouper au fil des
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atterrissages des gros porteurs.
Là, au petit matin dans une brume lourde montant du fleuve commence la distribution des munitions ; les chargeurs sont
« graillés », les grenades réparties dans les musettes au détriment d’autres équipements et de la nourriture, les gaines
collectives vérifiées, le parachute américain T10 découvert. Tout se déroule en bord de pistes dans le fracas des réacteurs,
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les odeurs de kérosène, et l’attente du capitaine pour les ordres. Auparavant on nous a dit de prendre les dispositions de
combat pour une opération aéroportée.
Nous réalisons que les dotations initiales en munitions et piles radio alourdissent considérablement nos musettes TAP,
devenues pour l’occasion trop petites. On se passe les bons conseils d’une section à l’autre sur la manière d’arrimer tout
cela sur le parachute US dépourvu d’agrafes. Le capitaine arrive, les ordres sont donnés. Les fractionnements évoluent
en fonction des défections d’avions zaïrois. On s’équipe une première fois. « Déséquipez-vous ! ». Cet ordre maintes
fois entendu par tous les parachutistes du monde entier résonne cette fois-ci comme le glas de nos espérances :
« C’est foutu, on va rentrer à Calvi ! » me dis-je.
Les faisceaux sont reformés. « Équipez-vous, plus de temps à perdre » (sic). Un nouveau C-130 zaïrois déclare forfait. Nouveau
fractionnement ; des légionnaires assis en crash sur la rampe arrière des avions avec des parachutes bricolés pour attacher
armes et bagages : du jamais vu, la pagaille ? Non et je l’affirme, du sur-mesure exécuté dans les règles de l’art.
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Assis en bout du câble « B » du premier C-130 zaïrois, au cours du vol vers Kolwezi j’ai le temps de penser à tout cela avec, je
ne peux le cacher, un indéfinissable et inexplicable complexe de supériorité étrangement revanchard, mêlé à la satisfaction
d’avoir survécu utilement aux forces dissolvantes de l’antimilitarisme. Mais surtout j’essaie d’imaginer le terrain sur lequel
nous allons opérer. Tous les chefs de section paras ont connu cela. Les ordres étaient précis malgré le manque de cartes et
d’informations sur l’environnement. Nous, les chefs de section 10 de la 3 avons bien posé quelques questions au capitaine.
Pour moi ce fut : « Que fait-on des blessés une fois relevés ? ». « Vous les évacuez sur la zone de saut. Faitesen sorte que cela
ne vous retarde pas. N’oubliez pas : il faut pénétrer en vitesse dans la ville, bousculer l’adversaire pour arrêter les massacres ; je
dis bien : l’essentiel, c’est d’arrêter les massacres. » nous dit le capitaine.
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7/ Chef de corps du REP (1967-1970), le général Lacaze commande la 11 DP en 1978 et sera chef d’étatmajor des Armées (1981-1985).
8/ Les parachutes en dotation au REP n’ont pu être embarqués par manque de place dans les avions.
9/ Dans mon C-130 il y avait 84 parachutistes là où on ne peut en mettre que 64 équipés. Une vingtaine de légionnaires étaient assis en crash sur la rampe arrière pendant
22 plus de 4 heures de vol.