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La barque de Melpomène

               Un  soir  d’automne.  Un  quatuor  et  une  œuvre  d’un  jeune  compositeur  au  talent
               prometteur.  La  foule  plus  nombreuse  qu’à  l’habitude  ne  dépasse  pourtant  pas  la
               cinquantaine. Quelques habitués et les amis des amis des musiciens.

               Dans la salle un couple est venu avec son chien. Un petit chien de poche aux poils
               savamment coiffés. C’est la première fois que parmi les spectateurs, l’on voit un chien
               assister à une création. Les gens écoutent, silencieux. Le chien aussi. Il a fermé les
               yeux. Mais soudain son corps est secoué par un besoin de se gratter et sa patte marque
               le tempo sur le plancher.                                                                         40

               Devant nous les musiciennes sur leur estrade. Si les regards pouvaient passer les baies
               vitrées derrière elles, ils s’arrêteraient d’abord sur la terrasse puis plongeraient dans la
               rivière  qui  sinue.  Celle-ci  coule,  glisse,  tranquille  aux  accents  des  notes.  Cette  eau
               transporte la mélodie dans sa calme avancée. Elle est Seine et renvoie à cette autre,
               entre les doigts des musiciennes où tanguent les archets et les violons. Et ces violons
               deviennent  bateaux,  barques,  rafiots  et  les  archets  se  redressent,  se  couchent  à  la
               surface de l’eau. Pauvres mâts qui dérivent sous la tempête. Les envolées de décibels
               résonnent puis s’apaisent. Les archets se balancent en un roulis proche du vertige. La
               tempête se calme et l’estrade redevient scène.

               Les grandes fenêtres en arcades se muent alors en vitraux et entourent les artistes. La
               scène est un chœur. La lumière dorée se répand et transforme le décor en chapelle
               romane. Tout devant officie le grand prêtre. Il lève les mains, agite les bras et scande
               un  immuable  refrain.  C’est  le  chef  vêtu  de  noir.  C’est  le  soir  qui  retentit  dans  ses
               mains  ouvertes.  Il  a  un  regard  appuyé  pour  reprendre  avec  entrain  et  soulever  les
               vagues  effervescentes  de  la  mélodie.  Il  accompagne  de  tout  son  cœur  les  courbes
               musicales  de  la  partition.  L’espace  s’estompe  dans  les  accents  joyeux  et  tristes  des
               notes. Où sont les musiciens, où est le chef d’orchestre ? Un élan soulève le seuil,
               transporte le réel dans des volutes de notes cristallines et pénétrantes qui occulte les
               interprètes. Puis le flou des contours se retire…
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