Page 36 - Lux in Nocte 2
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Alors,  allez  savoir  pourquoi,  la  magie,  fonctionne.  A  cet  instant,  vous
               comprenez, furtivement, viscéralement, ce qu’est un chef-d’œuvre.  Mais comme ce
               n’est  qu’une  copie,  c’est  encore  plus  troublant.  Cela  ne  me  donne  jamais
               l’impression d’en être l’auteur, jamais, mais seulement l’artisan. Celui qui en façonne
               à nouveau le dessein. Je préfère aujourd’hui employer le terme d’interprète, un peu
               comme  pour  de  la  musique.  Ce  glissement  est  intervenu  au  sortir  d’une  longue
               réflexion. Qu’est ce qui sépare cette façon nécessairement respectueuse d’aborder la
               copie d’une œuvre d’art, sans esprit mercantile, à l’opposé du professionnel de la
               chose, qui réalise à la chaine et en cadence, dans une lointaine banlieue de Pékin
               son labeur avec force précision, mais sans beaucoup d’âme ? Cela ne donne pas le
               même résultat.
                  Dans notre cas, on réinterprète. Après un très long processus, qui peut durer des
               semaines, ou même des années de travail sur l’artiste, sa vie, ses manies, ses savoir-
               faire et ses secrets de peintre, il est temps.
                  On va devoir se glisser dans le tempo du genre de l’œuvre, une journée ou deux
               pour  un  impressionniste,  des  mois  de  couches  accumulées  par  dizaines,  avec
               patience, pour Vinci. Trouver aussi l’équilibre de la palette peut accroitre pour un
               temps  la  difficulté,  quand  ça  ne  veut  pas !  Et  puis  un  jour,  on  l’a  enfin !  Alors
               s’opère  la  magie,  mais  c’est  dans  la  minutie.  Il  faut  à  présent  opérer  un  choix
               décisif, celui du respect absolu, du fond ou de la forme.
      35          Exécutera-t-on une prouesse technique ? Va-t-on essayer de copier la couleur, le
               geste  et  la  touche,  à  l’identique,  autant  que  possible,  centimètre  carré  après
               centimètre carré  ?  Ou alors  on  fait  au plus  près,  bien  sur,  mais  dans  l’esprit  du
               peintre, de son époque, de ses doutes ou de son urgence. C’est à voir, c’est affaire
               de choix…
                  C’est troublant de travailler sur une commande en s’attendant à être « jugé » sur
               la précision de l’exécution. Comme si c’était ainsi que se méritait le peu de légitimité
               qui nous place un peu à part. Mais finalement, dans les yeux des acquéreurs, c’est
               un peu comme si, étrangement, il n’était plus question de cela, comme si l’étincelle
               de  l’œuvre  leur  suffisait.  Et  qu’importe  le  défaut  de  fabrication.  Il  donne  sa
               personnalité, sa singularité, à la copie.
                  Cela me fait penser à la croyance médiévale qu’un linge
               vulgaire approché d’une relique se pare alors de toute la gloire et des vertus des
               saints restes, pouvant en transporter dans le temps et l’espace la magie et l’émotion.
                  Quant au Saint-Jean, que dire en peu de mots ?
                  C’est encore un défi. J’adore l’œuvre, son histoire et son auteur. Quelle
               complexité dans la simplicité, quelle lumière dans une œuvre si sombre. A
               l’occasion du travail sur ce Saint Jean dont la copie m’a demandé plus de trois
               années, exécutée en deux exemplaires, j’ai eu le temps de côtoyer le
               Maitre plus que son chef-d’œuvre. Même si cette affirmation semble
               particulièrement manquer de modestie ou même de bon sens, c’est pourtant le cas.
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