Page 15 - El Café Latino #29
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La fleur de                                                                          www.alepal.com





        l’oubli










        por juan manuel tagina
        traduction et illustration de mélanie nogues tagina


              on Tomas se souvient constam-  -On devrait boire un thé. Murmure-t-il.
              ment de ses années passées dans   En attendant que l’eau soit chaude, il se
        Dles champs de blé. A vrai dire, c’est   met dans le fauteuil et joue avec sa vieille
        presque la seule chose dont il se souvient.  guitare une mélodie aussi répétitive et
        -On travaillait beaucoup, là-bas, à Valdivia.  captivante que ses paroles.
        Dit-il souriant, en arrosant les fleurs   Un tiède rayon de soleil entre par la fenêtre
        devant la porte de sa maison.       de la pièce à manger et éblouit un de ses
        -Les gringos nous donnaient de quoi   yeux. Il le ferme sans forcer. La mélodie
        manger à tous, la femme du patron   reprend : une fois, dix fois. Il ne se laisse
        cuisinait dans d’énormes marmites avec   jamais interrompre, même pas par le
        quatre solides pattes en fer.       sifflement de la bouilloire, dont l’eau bout
        Contait-il, serein, assis sur sa chaise de   depuis déjà plusieurs secondes. La
        paille et de bois, regardant un point fixe   mélodie est celle d’une chanson dont il ne
        perdu dans la montagne.             se souvient pas bien. Têtu, il la répète avec
        Tomas vit avec sa famille dans un quartier   enthousiasme sous le regard doux et
        ouvrier de la périphérie de Monte Grande,   compatissant de sa fille qui éteint le feu de
        un petit village niché au sein de la vallée   la gazinière et lui rappelle, pour la troi-
        d’Elqui : un lieu millénaire situé dans la   sième fois, qu’il doit prendre ses médica-
        région de Coquimbo au Nord du Chili. A cet   ments.
        endroit, comme on put le vérifier ceux qui   Selon ses petits-enfants, il boit plus de 20
        passèrent un jour par-là, on peut voir   thés par jour car il oublie le thé qu’il vient
        toutes les étoiles du ciel, y compris celles   de boire et remet de l’eau à chauffer pour
        qui n’éclairent que très peu et qu’on ne   en boire un autre.
        peut contempler nulle part ailleurs.   -Quand j’étais enfant, on ne trouvait pas de
        Chaque année, des milliers de visiteurs   thé. Ni dans les supermarchés, ni ailleurs.
        passent par cette zone afin de découvrir les   Il n’y avait que du café, et il était assez cher,
        différentes activités touristiques qui   donc on buvait du maté c’est tout. On
        existent dans ce coin de la pré Cordillère. Il   achetait beaucoup d’herbe. Et du maté, du
        est certain qu’aucun d’entre eux ne connaît   maté c’est tout.
        Tomas, ni le lieu où il demeure. Cela, loin   Il parle en fronçant les sourcils, s’entêtant
        de le préoccuper, le réjouit infiniment.  à étaler le beurre encore dur sur son
        Le vieux Tomas est l’un de ces gars qui   énorme bout de pain fait maison qu’il a
        profitent de la tranquillité, de la nature et,   coupé à la main.
        plus que tout, des petits plaisirs comme   -La ferme de San Javier, ça s’appelait.
        cuisiner avec sa fille, jouer de la guitare en   C’était une très grande ferme, on devait
        compagnie de ses petits-enfants ou   labourer plus de 340 hectares pour
        dessiner avec sa plus jeune petite-fille.  semer…
        -Moi, je travaillais avec une machine à   Il s’amuse à faire de petits tas de mie de
        moteur qui avait un couteau su’l côté et il   pain sur les dessins de fleurs de la nappe
        fallait aller doucement, comme ça, pour   en plastique.
        qu’le blé reste propre…             -On travaillait beaucoup, moi j’avais une
        Explique-t-il, sérieux, avant d’entrer   machine qui avait un couteau su’l côté et
        mettre l’eau à chauffer.            fallait aller doucement…    … doucement,
        Son visage est celui d’un homme qui a   comme ça, pour qu’le blé reste propre…
        beaucoup travaillé et qui sait de quoi il   Et les histoires renaissent, de façon
        parle.                              répétitive, tout au long de la journée. Avec
        Quelques fois, dans l’iris de ses yeux, on   la même intonation dans la cuisine ou dans
        peut voir avec clarté ces vieilles machines   le patio, à midi ou l’après-midi, un jour
        qui nettoient le blé à pas lents, pendant que   férié ou n’importe quel autre jour. Il les
        le vent emplit l’air d’infimes particules   laisse s’envoler comme un enfant qui
        jaunes. Au fond, le ciel bleu clair se   s’amuse avec une boîte à musique, jouant
        termine tranchant et contraste avec le   la même chanson, une fois après l’autre,
        blanc qui devient cristallin par l’invasion   jusqu’à la lassitude sympathique de ceux
        d’une larme générée par le souvenir. Ce   qui l’entourent.
        paysage lointain occupe presque tout   A l’heure de la sieste, il sort presque
        l’espace dans la mémoire du vieil homme.  machinalement dans le jardin. Il installe sa
                                                                                           alepal@alepal.com
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