Page 76 - Correspondance coloniale
P. 76
Je comprends maintenant pourquoi vous m’avez éloigné des
choses essentielles, des choses spirituelles. Grandir
spirituellement, c’est aussi être détaché de votre société de
consommation, de vos normes, de vos conditionnements. Le
chaman traverse diverses étapes pour accéder au savoir. Il se fie
à son instinct, consulte les esprits. Il était donc bien loin de vos
conventions, inatteignable. C’est pour cela que vous l’avez
supprimé de mon environnement, comme tout ce qui pouvait me
rendre insensible à votre manipulation.
Que reste-t-il de tout cela ? Des fossiles ? Rigides ayant perdu
leur vie. Car dans l’adversité on se galvanise, on se raidit pour
ne pas tomber. Comme le soldat dans vos guerres qui se crée une
carapace qu’il investit totalement pour ne pas sombrer. C’est
ainsi qu’il s’égare loin de lui-même, et de sa réelle identité. Il en
a été de même de ces choses essentielles. Il n’en reste qu’une
apparence rigide. Avec des règles, des pratiques inexplicables
car la vie qui les habitait s’en est allée. L’essence même n’y est
plus. Et comme une épouse qui voit son être aimé revenir de la
guerre sans le reconnaître, ainsi je ne reconnais plus en ces
pratiques préservées ce qui a pu apporter vie pendant des siècles.
Je vois à quel point vous avez tout dénaturé, effacé, confondu.
76