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- NOUVELLE -
B e l l e P l a n t e
par Joakim Houchard
Partie 1 « Parce que. Quand
Lorsqu’elle est née, Ariane était déjà spéciale. Au lieu de on est intelligent, on
hurler comme n’importe quel nouveau-né, elle avait regardé sa pose trop de ques-
mère avec de grands yeux étonnés. A vrai dire, elle ne pleurait tions. Et c’est mal de
presque jamais. Seules ses prunelles grises semblaient animées de poser des questions.
frénésie. Il faut que tu
A trois ans, la petite Ariane marchait et parlait. Le plus sou- obéisses. Point. »
vent à ses amis imaginaires. Jocelyne, sa maman, n’appréciait pas « Oui mais pou… »
son comportement solitaire. Elle espérait qu’en grandissant, sa « CA SUFFIT ! »
petite chérie rentre dans le moule. C’était primordial. Les conversations
Elle passait des heures à brosser ses cheveux blond pâle et à lui mère-fille se dérou-
parler. Bien sûr elle était trop jeune pour comprendre ces concepts laient souvent de cette façon. Jocelyne s’en voulait, mais elle
d’adultes, de réputation, de surveillance. Elle ne savait pas que sa n’avait pas le choix. C’était pour le bien de leur famille. Elle repen-
maman, juge, envoyait des gens à la mort. Elle ignorait que du jour sait à sa mère. Une rebelle, c’était déjà trop. Jocelyne avait peur
au lendemain, sa mère pouvait elle aussi être exécutée. Il suffisait pour sa fille. Ariane le comprenait, alors elle arrêta de poser des
qu’elle contredise l’avis du gouvernement. questions à sa mère. Elle essayait tant bien que mal d’être nor-
A six ans, Ariane était une petite fille sage, bien qu’un peu male. Dans la cour, elle jouait avec les autres enfants. Ils jouaient
tête en l’air. Elle passait tout son temps libre chez sa grand-mère, aux « Miliciens et aux rebelles », ou les premiers doivent attraper
dans la maison d’en face. Evidemment, la vieille villa avait bien plus les seconds, puis les exécuter, sous l’œil attentif des institutrices.
d’attrait que le bloc de béton que ses parents avaient fait cons- Elle perfectionna cet air stupide et crédule qu’arboraient les autres
truire. Ses recoins, son jardin rempli d’herbes et de fleurs étranges, enfants. Même sa mère s’y laissait prendre. Son père, les rares fois
tout semblait sorti d’un autre monde, un monde où l’on pouvait où il rentrait à la maison, la félicitait pour son comportement do-
encore lire des contes de fées à ses enfants. Un monde où des cile. Il n’y a que chez sa grand-mère qu’Ariane-la-marionnette re-
hommes armés ne circulaient pas dans chaque rue. devenait La-vraie-Ariane. Lucie était la seule à répondre à ses ques-
La grand-mère emmenait souvent Ariane pour cueillir des tions. Ariane écoutait les histoires de la vieille dame avec atten-
plantes. Elle lui apprenait leurs noms, et à quoi elles servaient. Sa tion. Elle parlait aux fleurs et récitait leurs propriétés. Elle préparait
propre fille ne s’était jamais intéressée à la nature, ni à grand- des tisanes et des couronnes de fleurs. Puis, elle rentrait chez elle,
chose d’ailleurs… Ariane, quant à elle, apprenait vite. Belladone, à retrouvait le visage d’Ariane-la-marionnette que le monde affec-
ne pas toucher, plantain pour les piqûres, menthe, parce que c’est tionnait.
bon. A deux, elles les faisaient sécher les végétaux, puis Lucie, la Quand elle rentrait du travail, Jocelyne était de plus en plus
grand-mère, s’asseyait dans sa vieille bergère, la petite sur ses ge- fatiguée. Des cernes se formaient, s’accumulaient comme une ma-
noux, et lui racontait des histoires. Lucie, quand elle était petite, rée noire sous ses yeux. Il lui arrivait d’éclater en sanglots sans rai-
rêvait d’être auteure de livres pour enfants. En grandissant, ces sons. Elle dormait mal, rêvait que c’était elle, assise sur la chaise de
mêmes livres furent interdits, et remplacés par des canevas que l’accusée. Un juge sans visage hurlait « COUPABLE ». On l’emme-
l’on devait suivre à la lettre. Avec la démocratie s’étaient éteints nait sur la place et elle se réveillait lorsque les balles touchaient sa
l’originalité et les rêves de Lucie. tête. Elle tremblait tout le reste de la nuit, dans ses draps humides
A neuf ans, Ariane avait bien grandi. Elle dépassait tous les de sueur. Son mari rentrait de moins en moins souvent. Elle soup-
enfants de sa classe. Elle avait essayé de se faire des amis, sans çonnait une maîtresse, mais que pouvait-elle faire ? Quand il ren-
succès. Ses grands yeux gris mettaient mal à l’aise même les trait, il était aussi froid qu’une pierre tombale. La fatigue et la peur
adultes. Sa curiosité était illimitée, et elle était étonnamment lu- constante l’avaient rendue laide, aigre. Les accusés ressortaient de
cide. Sa maman avait beaucoup de mal à la conditionner comme moins en moins souvent vivants. Ses jugements étaient plus durs,
les autres enfants. Ariane n’était pas dupe, mais cela ne semblait pas déranger grand-
et elle voulait des explications. monde. Lors de ses rares jours de congé, elle
« Pourquoi je devrais dénoncer mes amis, restait toute la journée au lit. Seules sa mère
s’ils ne font rien de mal ? » et sa fille semblaient s’inquiéter de son état.
« Parce que. » Alors, elles faisaient ce qu’elles pouvaient.
« Pourquoi je ne peux pas donner mon Elles aidaient à nettoyer la maison, cuisi-
avis ? » naient des gâteaux de toutes sortes, concoc-
« Parce que. » taient des tisanes pour dormir. Jocelyne les
« Pourquoi c’est mal d’être intelligent ? » remerciait d’un air sombre. Elle grignotait les