Page 20 - Emediatik 1_Neat
P. 20
monde d’avant. On s’est rendu compte trop tard que le gouverne- thie qui lui restait l’avait empêchée de prévenir la milice. Elle avait
ment nous avait tout pris. Si seulement les gens avaient été moins plutôt opté pour un centre fermé. Elle envisageait même de lais-
égoïstes. Sécurité par ci, sécurité par là… Et après on tue tous les ser Ariane la visiter de temps en temps. Mais pour le moment, elle
religieux, les homos, les dépressifs et les artistes, et pour finir, il se tenait sur le pas de la porte. Raide comme un piquet, elle ob-
ne reste plus que les moutons.» servait la camionnette qui s’éloignait dans la rue. Elle ne fit même
« J’aimerais bien changer le monde tu sais, et si tu dis qu’il y a pas un signe. Bon débarras…
encore de la résistance, je pourrais peut-être… » Ariane se tut. Sa On installa Lucie dans une chambre exiguë. La fenêtre était équi-
mère se tenait dans l’embrasure de la porte, encore plus pâle de pée de barreaux. Sa camarade de chambre parlait sans cesse de
de coutume. Son sac à main tremblait. Elle explosa en hurlements tout et de rien. Pour couronner le tout, la vénérable volait tout ce
hystériques. « COMMENT OSES-TU LUI MONTRER CA ! JE TE qui lui tombait sous la main, des couverts de la cantine aux bijoux
L’AVAIS FORMELLEMENT INTERDIT ! TU VEUX NOUS FAIRE TUER des autres pensionnaires. Une momie cleptomane, on ne pouvait
OU QUOI ? JE T’INTERDIS D’EMBARQUER MA FILLE DANS TES LU- pas faire mieux… Le personnel avait un sourire constamment
BIES D’ANARCHISTES ! » Elle attrapa sa fille par le bras et la traîna épinglé sur le visage. Ils étaient aussi faux que si on les avait dessi-
jusque chez elle, renversant au passage vases et bibelots. Assise nés au feutre. La routine était assommante. Réveil, médicaments,
sur son canapé, la grand-mère pleura toute la nuit. déjeuner, médicaments, ennui, médicaments, diner, médica-
ments, balade dans le jardin, médicaments, souper, médicaments,
Partie 3 douche, médicaments, dodo, et rebelote le lendemain. Bien sûr,
Le lendemain matin, on frappa à la porte. Lucie, qui était la grand-mère n’était pas stupide, et bientôt, le jardin fut truffé de
restée toute la nuit éveillée vint ouvrir. Deux femmes en blouses pilules calmantes et de cachets anxiolytiques. Les fleurs sem-
grises l’attendaient. Sans même un bonjour, elles la sommèrent blaient bien le supporter. Lucie moins.
d’aller préparer sa valise. La vieille dame savait très bien où on Pendant des semaines, Ariane supplia sa mère de l’emmener au
centre de repos. Elle se comportait de façon exemplaire, avait
d’excellentes notes à l’école, pas trop excellentes sinon cela aurait
été suspect. Tous les week-ends, elle entretenait le jardin de sa
grand-mère. Elle coupait, plantait, taillait et séchait des plantes.
La porte de la maison étant fermée, elle devait passer par la seule
fenêtre laissée ouverte. Ariane était persuadée que celle-ci l’était
exprès pour elle. Quand elle avait terminé, elle rentrait chez elle
pour se laver. Il lui arrivait souvent de retrouver de la terre jusque
dans ses cheveux. Quand il faisait mauvais, elle s’installait dans le
canapé et lisait les guides botaniques. Parfois, elle travaillait sur
son herbier.
Jocelyne ne se doutait de rien. Elle ne pensait qu’à son travail. On
l’avait promue à un poste plus élevé, qui comportait des tonnes
de paperasses et une pression constante. Elle rentrait tard, ne
voyait plus son mari, et dormait peu. Cependant, une promotion
signifiait qu’on lui faisait confiance. Elle était plus rassurée. Elle
décida même d’aller rendre visite à sa mère avec Ariane. La
pauvre petite, c’était tout ce qu’elle demandait depuis des se-
maines.
Elle s’arrangea pour obtenir un congé ce dimanche-là. Encore un
avantage de sa promotion. Elle prit Ariane dans la voiture et con-
duisit jusqu’au centre fermé. La petite était aux anges. Sa grand-
mère lui manquait énormément. Elle fit de son mieux pour brider
l’emmenait : le centre de repos. Une sorte de prison où l’on enfer- son enthousiasme.
mait les vieux déments comme elles en attendant qu’ils meurent. Le voyage fut assez court. Elles se garèrent sur le parking et son-
Elle prépara ses affaires calmement, sortit ses pots de fleurs et nèrent à l’interphone.
ferma toutes les fenêtres, comme si elle ne partait qu’en voyage. « C’est pour ? » cracha une voix de femme.
Si elle devait partir, autant partir avec dignité… « Je suis Jocelyne Guzman, je viens voir ma mère, Lucie Dubois-
C’est ce qu’Ariane se disait en regardant sa grand-mère monter Guzman ».
calmement dans la voiture, le menton levé, non sans avoir écrasé La grille haute de trois mètres s’ouvrit lentement. Elles pénétrè-
l’orteil d’une infirmière en passant. On n’est jamais trop vieux rent dans l’enceinte du centre. Celui-ci, hideux tas de béton et de
pour être rebelle. La petite se dit que maintenant ça serait à son fer, était entouré d’immenses murs. Seul un petit potager et un
tour de s’occuper du jardin, et de ranger la maison. Sa mère l’en jardin avaient survécus à la folie minérale. C’est là qu’elles retrou-
empêcherait sûrement, mais ça valait le coup d’essayer. Il lui suffi- vèrent leur aïeule, occupée à planter des tulipes aux somnifères.
rait de faire l’innocente, la marionnette. La veille, sa mère ne Elle avait un peu maigri, elle semblait plus pâle. « Lorsqu’elle
l’avait même pas grondée. Elle ne pouvait pas imaginer que son aperçut Ariane, elle s’exclama : « Oh ma chérie, mais qu’est-ce
enfant soit coupable. C’était au-dessus de ses forces. que tu as grandi ! Ça fait si longtemps qu’on ne s’était pas vues !
Coupable, sa mère l’était, pensait Jocelyne. Le soupçon d’empa- Si tu savais comme tu m’avais manqué… »