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gâteaux. Elle reprenait un « Vois-tu, les gens avaient peur, ils devenaient irrationnels. Ils
peu vie, mais ne serait ont tout donné à nos ministres sans penser aux conséquences.
plus jamais la même. Elle Pendant un court instant, ça s’est bien passé. La criminalité a
resta méfiante et dure. beaucoup baissé. Tout le monde était content. »
Elle garda de sa dépres- « Toi, tu n’as plus l’air très contente. Pas beaucoup de gens en
sion les cernes et les fait »
rides, dont elle ne se dé- « Tu as raison… Petit à petit, nos droits étaient grignotés. De
partirait plus. La mère nouvelles lois sortaient tous les jours, réduisant à chaque fois
d’Ariane n’était plus notre liberté. On ne pouvait plus voyager. Plus lire certains
qu’une machine au ser- livres. On ne pouvait même plus s’habiller comme on voulait.
vice du gouvernement. Je suis sûre que si tu avais vu mes robes à l’époque, tu les au-
Elle s’occupait toujours rais adorées. Alors, ton grand-père et moi, avec quelques amis,
de sa petite fille, mais on a décidé de rejoindre des manifestations comme dans le
sans plaisir, comme une temps. On voulait récupérer notre liberté. Nous étions très
maman marionnette et peu à protester. La plupart des gens vénéraient leur sécurité
son enfant marionnette. en papier mâché. Tout le monde se fichait de la censure et de
Et Ariane continuait à vivre ce mensonge de la petite fille parfaite l’endoctrinement des enfants. Quelques semaines plus tard, une
qu’elle n’était pas. Parce que si sa mère apprenait la vérité, ce se- loi est passée et les manifs sont devenues illégales. Nous sommes
rait une catastrophe. quand mêmes sortis, mais c’était sans compter les miliciens tout
frais qui tirèrent dans la foule. Après cela, plus personne n’osa rien
Partie 2 dire. Le gouvernement contrôlait déjà les écoles, les universités,
Lorsqu’Ariane eut atteint les douze ans, sa grand-mère jugea les hôpitaux et les administrations. Les enfants sont formatés, en-
qu’elle était assez grande pour apprendre ce qui était vraiment fin pas tous heureusement » Elle lança un clin d’œil à Ariane. « Les
arrivé à son grand-père, Georges. C’était un samedi, et Jocelyne plus intelligents d’entre eux ne se laissent pas avoir… C’est à cette
était encore au travail. Lucie et sa petite fille faisaient le tour de la époque que Georges et sa sœur Philomène, entrèrent dans la ré-
maison. Ariane s’arrêtait à chaque photo encadrée pour poser sistance. On utilisait internet à l’époque, qui était un réseau
d’innombrables questions sur telle tante ou tel cousin éloigné. Sa comme le téléphone, où on pouvait communiquer, mais aussi re-
grand-mère multipliait les anecdotes (réelles ou inventées) pour chercher des informations. Bien sûr depuis ils l’ont fermé, car c’est
amuser la petite demoiselle. Elles arpentaient inlassablement les beaucoup trop dur à contrô-
couloirs de la maison, en quête de souvenirs. Ariane examinait ler. Bref, ils ont formé un
tout, le fer à repasser d’un autre âge, les antiques CDs dans leur petit groupe. Au début, ils
boite en plastique, qu’on n’écoutait plus depuis cinquante ans. étaient beaucoup, mais en
Puis vint la question fatidique, à laquelle Lucie n’avait jamais ré- quelques semaines leur
pondu, mais qui revenait inlassablement. Dans un cadre, au-dessus nombre avait diminué de
du lit, trônait une petite photo aux couleurs abîmées. On y voyait moitié. Tu serais surprise du
un jeune couple rayonnant. L’homme portait un minuscule bébé nombre de personnes qui
dans les bras. Ariane regarda intensément son aïeule, et dit : préfèrent leur sécurité à la
« Grand-mère, tu peux me parler de grand-père ? Tu m’as dit que liberté et à la justice. Ils ont
tu me raconterais tout quand je serai assez grande, et je pense que commencé par des petites
je suis prête. » La vieille femme soupira, et invita la jeune fille à choses, des tags, des flyers.
monter avec elle. Elles redescendirent du grenier avec sous le bras Puis ça a dégénéré. Ils vou-
une caisse poussiéreuse. Une fois installées confortablement, Lucie laient renverser le gouver-
l’ouvrit et en sortit un paquet de photographies. nement eux-mêmes. J’avoue qu’à ce moment-là j’aurais bien voulu
« Voilà Georges, le père de ta maman, l’amour de ma vie. Il les aider, malheureusement j’étais sur le point d’accoucher de ta
est mort il y a plus de 40 ans, parce qu’il se battait pour la liberté. » mère. Après sa naissance, je suis restée à la maison, pendant que
Elle marqua une pause, et changea de photo. L’homme aux che- Georges disparaissait, parfois pour plusieurs jours de suite. Il ne
veux platine souriait d’un air moqueur. Il devait avoir dans les 20 me disait rien, pour me protéger, mais je me faisais quand même
ans. « Nous nous sommes rencontrés à l’université. J’étudiais la un sang d’encre. La photo au-dessus de mon lit est la dernière
biologie, il était en littérature. A l’époque, c’était la panique. Plus qu’on ait prise de lui. Trois jours plus tard, il était arrêté pour haute
personne n’osait sortir de chez soi à cause des attentats. Il faisait trahison et fusillé. Maintenant je suis trop vieille pour faire quoi
partie des rares qui venaient encore en cours. Lui et moi passions que ce soit, ta génération est la dernière qui peut encore changer
notre temps à manifester. On était très engagés à l’époque. Puis, il la situation. »
y a eu l’attentat de trop. Boum, 154 morts. Toute l’Europe a décidé Ariane resta silencieuse un moment, face à cette révélation.
d’organiser un référendum et de donner les pleins pouvoirs aux Elle prit une photo dans le tas étalé sur la table. On y voyait Philo-
gouvernements ». Ariane demanda ce qu’était un référendum. mène jeune, avec des yeux très clairs et une face de chouette. « La
« Un référendum ? C’est quand tu demandes à toute la population sœur de grand-père, que fait-elle maintenant, ils l’ont tuée aus-
de voter pour faire une décision. A l’époque, c’était nous qui choi- si ? ». « Non, répondit la grand-mère, elle est bien vivante. Il sem-
sissions, on avait le pouvoir en quelque sorte. Tout a bien changé blerait qu’elle soit directrice d’un orphelinat. Mais je parie qu’il
depuis… » Lucie soupira. Un petit tas de photos s’étalait sur la s’agit d’une couverture. On ne dirait pas, mais la résistance est
table basse. Ariane ne disait toujours rien, mais elle était pâle. toujours présente, surtout chez nous, les vieux, qui avons connu le