Page 238 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Il avait sous les yeux, vision inouïe, une sorte de représentation du
moment le plus horrible de sa vie, jouée par son fantôme.
Tout y était, c’était le même appareil, la même heure de nuit, presque les
mêmes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement, au-dessus de
la tête du président, il y avait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux
du temps de sa condamnation. Quand on l’avait jugé, Dieu était absent.
Une chaise était derrière lui ; il s’y laissa tomber, terrifié de l’idée qu’on
pouvait le voir. Quand il fut assis, il profita d’une pile de cartons qui était
sur le bureau des juges pour dérober son visage à toute la salle. Il pouvait
maintenant voir sans être vu. Peu à peu il se remit. Il rentra pleinement dans
le sentiment du réel ; il arriva à cette phase de calme où l’on peut écouter.
M. Bamatabois était au nombre des jurés.
Il chercha Javert, mais il ne le vit pas. Le banc des témoins lui était caché
par la table du greffier. Et puis, nous venons de le dire, la salle était à peine
éclairée.
Au moment où il était entré, l’avocat de l’accusé achevait sa plaidoirie.
L’attention de tous était excitée au plus haut point ; l’affaire durait depuis
trois heures. Depuis trois heures, cette foule regardait plier peu à peu sous le
poids d’une vraisemblance terrible un homme, un inconnu, une espèce d’être
misérable, profondément stupide ou profondément habile. Cet homme, on
le sait déjà, était un vagabond qui avait été trouvé dans un champ, emportant
une branche chargée de pommes mûres, cassée à un pommier dans un clos
voisin, appelé le clos Pierron. Qui était cet homme ? Une enquête avait eu
lieu, des témoins venaient d’être entendus, ils avaient été unanimes, des
lumières avaient jailli de tout le débat. L’accusation disait : – Nous ne tenons
pas seulement un voleur de fruits, un maraudeur ; nous tenons là, dans notre
main, un bandit, un relaps en rupture de ban, un ancien forçat, un scélérat des
plus dangereux, un malfaiteur appelé Jean Valjean que la justice recherche
depuis longtemps, et qui, il y a huit ans, en sortant du bagne de Toulon, a
commis un vol de grand chemin à main armée sur la personne d’un enfant
savoyard appelé Petit-Gervais, crime prévu par l’article 383 du code pénal,
pour lequel nous nous réservons de le poursuivre ultérieurement, quand
l’identité sera judiciairement acquise. Il vient de commettre un nouveau vol.
C’est un cas de récidive. Condamnez-le pour le fait nouveau ; il sera jugé
plus tard pour le fait ancien. – Devant cette accusation, devant l’unanimité
des témoins, l’accusé paraissait surtout étonné. Il faisait des gestes et des
signes qui voulaient dire non, ou bien il considérait le plafond. Il parlait avec
peine, répondait avec embarras, mais de la tête aux pieds toute sa personne
niait. Il était comme un idiot en présence de toutes ces intelligences rangées
en bataille autour de lui, et comme un étranger au milieu de cette société qui
le saisissait. Cependant il y allait pour lui de l’avenir le plus menaçant, la
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