Page 242 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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sur le rebord de la boiserie placée devant son banc, regarda encore, et tout
                  à coup, fixant son regard sur l’avocat général, il se mit à parler. Ce fut
                  comme une éruption. Il sembla, à la façon dont les paroles s’échappaient
                  de sa bouche, incohérentes, impétueuses, heurtées, pêle-mêle, qu’elles s’y
                  pressaient toutes à la fois pour sortir en même temps. Il dit :
                     –  J’ai  à  dire  ça.  Que  j’ai  été  charron  à  Paris,  même  que  c’était  chez
                  monsieur Baloup. C’est un état dur. Dans la chose de charron, on travaille
                  toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres,
                  jamais dans des ateliers fermés, parce qu’il faut des espaces, voyez-vous.
                  L’hiver, on a si froid qu’on se bat les bras pour se réchauffer ; mais les maîtres
                  ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y
                  a de la glace entre les pavés, c’est rude. Ça vous use vite un homme. On est
                  vieux tout jeune dans cet état-là. À quarante ans, un homme est fini. Moi,
                  j’en avais cinquante-trois, j’avais bien du mal. Et puis c’est si méchant les
                  ouvriers ! Quand un bonhomme n’est plus jeune, on vous l’appelle pour tout
                  vieux serin, vieille bête ! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me
                  payait le moins cher qu’on pouvait, les maîtres profitaient de mon âge. Avec
                  ça, j’avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. Elle gagnait un peu
                  de son côté. À nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Toute la
                  journée dans un baquet jusqu’à mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent
                  qui vous coupe la figure ; quand il gèle, c’est tout de même, il faut laver ;
                  il y a des personnes qui n’ont pas beaucoup de linge et qui attendent après ;
                  si on ne lavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont mal jointes
                  et il vous tombe des gouttes d’eau partout. On a ses jupes toutes mouillées,
                  dessus et dessous. Ça pénètre. Elle a aussi travaillé au lavoir des Enfants-
                  Rouges, où l’eau arrive par des robinets. On n’est pas dans le baquet. On
                  lave devant soi au robinet et on rince derrière soi dans le bassin. Comme
                  c’est fermé, on a moins froid au corps. Mais il y a une buée d’eau chaude qui
                  est terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait à sept heures du soir, et se
                  couchait bien vite ; elle était si fatiguée. Son mari la battait. Elle est morte.
                  Nous n’avons pas été bien heureux. C’était une brave fille qui n’allait pas
                  au bal, qui était bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle était
                  couchée à huit heures. Voilà. Je dis vrai. Vous n’avez qu’à demander. Ah,
                  bien oui, demander ! que je suis bête ! Paris, c’est un gouffre. Qui est-ce
                  qui connaît le père Champmathieu ? Pourtant je vous dis monsieur Baloup.
                  Voyez chez monsieur Baloup. Après ça, je ne sais pas ce qu’on me veut.
                     L’homme se tut, et resta debout. Il avait dit ces choses d’une voix haute,
                  rapide, rauque, dure et enrouée, avec une sorte de naïveté irritée et sauvage.
                  Une  fois  il  s’était  interrompu  pour  saluer  quelqu’un  dans  la  foule.  Les
                  espèces d’affirmations qu’il semblait jeter au hasard devant lui, lui venaient
                  comme des hoquets, et il ajoutait à chacune d’elles le geste d’un bûcheron





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