Page 244 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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de ne pas voir. Je n’ai pas volé, j’ai ramassé par terre des choses qu’il y avait.
                  Vous dites Jean Valjean, Jean Mathieu ! Je ne connais pas ces personnes-
                  là. C’est des villageois. J’ai travaillé chez monsieur Baloup, boulevard de
                  l’Hôpital. Je m’appelle Champmathieu. Vous êtes bien malins de me dire où
                  je suis né. Moi, je l’ignore. Tout le monde n’a pas des maisons pour y venir
                  au monde. Ce serait trop commode. Je crois que mon père et ma mère étaient
                  des gens qui allaient sur les routes. Je ne sais pas d’ailleurs. Quand j’étais
                  enfant, on m’appelait Petit, maintenant on m’appelle Vieux. Voilà mes noms
                  de baptême. Prenez ça comme vous voudrez. J’ai été en Auvergne, j’ai été à
                  Faverolles, pardi ! Eh bien ? est-ce qu’on ne peut pas avoir été en Auvergne
                  et avoir été à Faverolles sans avoir été aux galères ? Je vous dis que je n’ai pas
                  volé, et que je suis le père Champmathieu. J’ai été chez monsieur Baloup,
                  j’ai été domicilié. Vous m’ennuyez avec vos bêtises à la fin ! Pourquoi donc
                  est-ce que le monde est après moi comme des acharnés ?
                     L’avocat général était demeuré debout ; il s’adressa au président :
                     – Monsieur le président, en présence des dénégations confuses, mais fort
                  habiles de l’accusé qui, voudrait bien se faire passer pour idiot, mais qui n’y
                  parviendra pas, – nous l’en prévenons, – nous requérons qu’il vous plaise et
                  qu’il plaise à la cour appeler de nouveau dans cette enceinte-les condamnés
                  Brevet, Cochepaille et Chenildieu et l’inspecteur de police Javert, et les
                  interpeller une dernière fois sur l’identité de l’accusé avec le forçat Jean
                  Valjean.
                     – Je fais remarquer à monsieur l’avocat général, dit le président, que
                  l’inspecteur de police Javert, rappelé par ses fonctions au chef-lieu d’un
                  arrondissement  voisin,  a  quitté  l’audience  et  même  la  ville,  aussitôt  sa
                  déposition faite. Nous lui en avons accordé l’autorisation, avec l’agrément
                  de monsieur l’avocat général et du défenseur de l’accusé.
                     – C’est juste, monsieur le président, reprit l’avocat général. En l’absence
                  du  sieur  Javert,  je  crois  devoir  rappeler  à  messieurs  les  jurés  ce  qu’il
                  a  dit  ici  même  il  y  a  peu  d’heures.  Javert  est  un  homme  estimé  qui
                  honore par sa rigoureuse et stricte probité des fonctions inférieures, mais
                  importantes.  Voici  en  quels  termes  il  a  déposé  :  –  «  Je  n’ai  pas  même
                  besoin des présomptions morales et des preuves matérielles qui démentent
                  les dénégations de l’accusé. Je le reconnais parfaitement. Cet homme ne
                  s’appelle pas Champmathieu ; c’est un ancien forçat très méchant et très
                  redouté nommé Jean Valjean. On ne l’a libéré à l’expiration de sa peine
                  qu’avec un extrême regret. Il a subi dix-neuf ans de travaux forcés pour
                  vol qualifié. Il avait cinq ou six fois tenté de s’évader. Outre le vol Petit-
                  Gervais et le vol Pierron, je le soupçonne encore d’un vol commis chez sa
                  grandeur le défunt évêque de Digne. Je l’ai souvent vu, à l’époque où j’étais







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