Page 240 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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pour être le galérien Jean Valjean ; à ces indications, à ces témoignages,
                  l’avocat ne pouvait opposer que la dénégation de son client, dénégation
                  intéressée ; mais en supposant qu’il fût le forçat Jean Valjean, cela prouvait-
                  il qu’il fût le voleur des pommes ? C’était une présomption, tout au plus ;
                  non une preuve. L’accusé, cela était vrai, et le défenseur « dans sa bonne
                  foi » devait en convenir, avait adopté « un mauvais système de défense ». Il
                  s’obstinait à nier tout, le vol et sa qualité de forçat. Un aveu de ce dernier
                  point eût mieux valu, à coup sûr, et lui eût concilié l’indulgence de ses juges ;
                  l’avocat le lui avait conseillé ; mais l’accusé s’y était refusé obstinément,
                  croyant sans doute sauver tout en n’avouant rien. C’était un tort ; mais ne
                  fallait-il pas considérer la brièveté de cette intelligence ? Cet homme était
                  visiblement stupide. Un long malheur au bagne, une longue misère hors
                  du bagne, l’avaient abruti, etc., etc. Il se défendait mal, était-ce une raison
                  pour le condamner ? Quant à l’affaire Petit-Gervais, l’avocat n’avait pas à
                  la discuter, elle n’était point dans la cause. L’avocat concluait en suppliant
                  le jury et la cour, si l’identité de Jean Valjean leur paraissait évidente, de lui
                  appliquer les peines de police qui s’adressent au condamné en rupture de
                  ban, et non le châtiment épouvantable qui frappe le forçat récidiviste.
                     L’avocat général répliqua au défenseur. Il fut violent et fleuri, comme
                  sont habituellement les avocats généraux.
                     Il félicita le défenseur de sa « loyauté », et profita habilement de cette
                  loyauté. Il atteignit l’accusé par toutes les concessions que l’avocat avait
                  faites. L’avocat semblait accorder que l’accusé était Jean Valjean. Il en prit
                  acte. Cet homme était donc Jean Valjean. Ceci était acquis à l’accusation
                  et ne pouvait plus se contester. Ici, par une habile antonomase, remontant
                  aux sources et aux causes de la criminalité, l’avocat général tonna contre
                  l’immoralité de l’école romantique, alors à son aurore sous le nom d’école
                  satanique  que  lui  avaient  décerné  les  critiques  de  la  Quotidienne  et  de
                  l’Oriflamme  ;  il  attribua,  non  sans  vraisemblance,  à  l’influence  de  cette
                  littérature perverse le délit de Champmathieu, ou pour mieux dire, de Jean
                  Valjean.  Ces  considérations  épuisées,  il  passa  à  Jean  Valjean  lui-même.
                  Qu’était-ce que Jean Valjean ? Description de Jean Valjean. Un monstre
                  vomi,  etc.  Le  modèle  de  ces  sortes  de  descriptions  est  dans  le  récit  de
                  Théramène, lequel n’est pas utile à la tragédie, mais rend tous les jours de
                  grands services à l’éloquence judiciaire. L’auditoire et les jurés « frémirent ».
                  La description achevée, l’avocat général reprit, dans un mouvement oratoire
                  fait  pour  exciter  au  plus  haut  point  le  lendemain  matin  l’enthousiasme
                  du Journal de la Préfecture : – Et c’est un pareil homme, etc., etc., etc.,
                  vagabond, mendiant, sans moyens d’existence, etc., etc., – accoutumé par
                  sa vie passée aux actions coupables et peu corrigé par son séjour au bagne,
                  comme le prouve le crime commis sur Petit-Gervais, etc., etc.,– c’est un





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