Page 239 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 239
vraisemblance croissait à chaque minute, et toute cette foule regardait avec
plus d’anxiété que lui-même cette sentence pleine de calamités qui penchait
sur lui de plus en plus. Une éventualité laissait même entrevoir, outre le
bagne, la peine de mort possible, si l’identité était reconnue et si l’affaire
Petit-Gervais se terminait plus tard par une condamnation. Qu’était-ce que
cet homme ? De quelle nature était son apathie ? Était-ce imbécillité ou
ruse ? Comprenait-il trop, ou ne comprenait-il pas du tout ? Questions qui
divisaient la foule et semblaient partager le jury. Il y avait dans ce procès
ce qui effraye et ce qui intrigue ; le drame n’était pas seulement sombre, il
était obscur.
Le défenseur avait assez bien plaidé, dans cette langue de province qui
a longtemps constitué l’éloquence du barreau et dont usaient jadis tous
les avocats, aussi bien à Paris qu’à Romorantin ou à Montbrison, et qui
aujourd’hui, étant devenue classique, n’est plus guère parlée que par les
orateurs officiels du parquet, auxquels elle convient par sa sonorité grave
et son allure majestueuse ; langue où un mari s’appelle un époux, une
femme, une épouse, Paris, le centre des arts et de la civilisation, le roi,
le monarque, monseigneur l’évêque, un saint pontife, l’avocat général,
l’éloquent interprète de la vindicte, la plaidoirie, les accents qu’on vient
d’entendre, le siècle de Louis XIV, le grand siècle, un théâtre, le temple
de Melpomène, la famille régnante, l’auguste sang de nos rois, un concert,
une solennité musicale, monsieur le général commandant le département,
l’illustre guerrier qui, etc., les élèves du séminaire, ces tendres lévites, les
erreurs imputées aux journaux, l’imposture qui distille son venin dans les
colonnes de ces organes, etc., etc. – L’avocat donc avait commencé par
s’expliquer sur le vol de pommes, – chose malaisée en beau style ; mais
Bénigne Bossuet lui-même a été obligé de faire allusion à une poule en
pleine oraison funèbre, et il s’en est tiré avec pompe. L’avocat avait établi
que le vol de pommes n’était pas matériellement prouvé. – Son client,
qu’en sa qualité de défenseur, il persistait à appeler Champmathieu, n’avait
été vu de personne escaladant le mur ou cassant la branche. – On l’avait
arrêté nanti de cette branche (que l’avocat appelait plus volontiers rameau) ;
– mais il disait l’avoir trouvée à terre et ramassée. Où était la preuve du
contraire ? – Sans doute cette branche avait été cassée et dérobée après
escalade, puis jetée là par le maraudeur alarmé ; sans doute il y avait un
voleur. – Mais qu’est-ce qui prouvait que ce voleur était Champmathieu ?
Une seule chose. Sa qualité d’ancien forçat. L’avocat ne niait pas que cette
qualité ne parût malheureusement bien constatée ; l’accusé avait résidé
à Faverolles ; l’accusé y avait été émondeur ; le nom de Champmathieu
pouvait bien avoir pour origine Jean Mathieu ; tout cela était vrai ; enfin
quatre témoins reconnaissaient sans hésiter et positivement Champmathieu
232