Page 245 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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adjudant garde-chiourme au bagne de Toulon. Je répète que je le reconnais
                  parfaitement. »
                     Cette déclaration si précise parut produire une vive impression sur le
                  public et le jury. L’avocat général termina en insistant pour qu’à défaut de
                  Javert, les trois témoins Brevet, Chenildieu et Cochepaille fussent entendus
                  de nouveau et interpellés solennellement.
                     Le président transmit un ordre à un huissier, et un moment après la porte
                  de la chambre des témoins s’ouvrit. L’huissier, accompagné d’un gendarme
                  prêt à lui prêter main-forte, introduisit le condamné Brevet. L’auditoire était
                  en suspens et toutes les poitrines palpitaient comme si elles n’eussent eu
                  qu’une seule âme.
                     L’ancien forçat Brevet portait la veste noire et grise des maisons centrales.
                  Brevet était un personnage d’une soixantaine d’années qui avait une espèce
                  de  figure  d’homme  d’affaires  et  l’air  d’un  coquin.  Cela  va  quelquefois
                  ensemble. Il était devenu, dans la prison où de nouveaux méfaits l’avaient
                  ramené,  quelque  chose  comme  guichetier.  C’était  un  homme  dont  les
                  chefs disaient : Il cherche à se rendre utile. Les aumôniers portaient bon
                  témoignage de ses habitudes religieuses. Il ne faut pas oublier que ceci se
                  passait sous la restauration.
                     – Brevet, dit le président, vous avez subi une condamnation infamante et
                  vous ne pouvez prêter serment.
                     Brevet baissa les yeux.
                     – Cependant, reprit le président, même dans l’homme que la loi a dégradé,
                  il peut rester, quand la pitié divine le permet, un sentiment d’honneur et
                  d’équité. C’est à ce sentiment que je fais appel à cette heure décisive. S’il
                  existe encore en vous, et je l’espère, réfléchissez avant de me répondre,
                  considérez d’une part cet homme qu’un mot de vous peut perdre, d’autre
                  part la justice qu’un mot de vous peut éclairer. L’instant est solennel, et il est
                  toujours temps de vous rétracter, si vous croyez vous être trompé. – Accusé,
                  levez-vous. – Brevet, regardez bien l’accusé, recueillez vos souvenirs, et
                  dites-nous, en votre âme et conscience, si vous persistez à reconnaître cet
                  homme pour votre ancien camarade de bagne Jean Valjean.
                     Brevet regarda l’accusé, puis se retourna vers la cour.
                     – Oui, monsieur le président. C’est moi qui l’ai reconnu le premier et
                  je persiste. Cet homme est Jean Valjean, entré à Toulon en 1796 et sorti
                  en 1815. Je suis sorti l’an d’après. Il a l’air d’une brute maintenant, alors
                  ce serait que l’âge l’a abruti ; au bagne il était sournois. Je le reconnais
                  positivement.
                     – Allez vous asseoir, dit le président. Accusé, restez debout.
                     On introduisit Chenildieu, forçat à vie, comme l’indiquaient sa casaque
                  rouge et son bonnet vert. Il subissait sa peine au bagne de Toulon, d’où on





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