Page 266 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Cependant il y avait aussi un autre devoir qui le tenait, et qui le poussait
                  impérieusement en sens inverse. Son second mouvement fut de rester et de
                  hasarder au moins une question.
                     C’était cette sœur Simplice qui n’avait menti de sa vie. Javert le savait,
                  et la vénérait particulièrement à cause de cela.
                     – Ma sœur, dit-il, êtes-vous seule dans cette chambre ?
                     Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portière se sentit
                  défaillir.
                     La sœur leva les yeux et répondit :
                     – Oui.
                     – Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si j’insiste, c’est mon devoir, vous
                  n’avez  pas  vu  ce  soir  une  personne,  un  homme.  Il  s’est  évadé,  nous  le
                  cherchons, – ce nommé Jean Valjean, vous ne l’avez pas vu ?
                     La sœur répondit : – Non.
                     Elle mentit. Elle mentit deux fois de suite, coup sur coup, sans hésiter,
                  rapidement, comme on se dévoue.
                     – Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant profondément.
                     Ô sainte fille ! vous n’êtes plus de ce monde depuis beaucoup d’années ;
                  vous avez rejoint dans la lumière vos sœurs les vierges et vos frères les
                  anges ; que ce mensonge vous soit compté dans le paradis !
                     L’affirmation de la sœur fut pour Javert quelque chose de si décisif qu’il
                  ne remarqua même pas la singularité de cette bougie qu’on venait de souffler
                  et qui fumait sur la table.
                     Une heure après, un homme, marchant à travers les arbres et les brumes,
                  s’éloignait rapidement de Montreuil-sur-Mer dans la direction de Paris. Cet
                  homme était Jean Valjean. Il a été établi, par le témoignage de deux ou trois
                  rouliers qui l’avaient rencontré, qu’il portait un paquet et qu’il était vêtu
                  d’une blouse. Où avait-il pris cette blouse ? On ne l’a jamais su. Cependant
                  un vieux ouvrier était mort quelques jours auparavant à l’infirmerie de la
                  fabrique, ne laissant que sa blouse. C’était peut-être celle-là.
                     Un dernier mot sur Fantine.
                     Nous avons tous une mère, la terre. On rendit Fantine à cette mère.
                     Le curé crut bien faire, et fit bien peut-être, en réservant, sur ce que
                  Jean Valjean avait laissé, le plus d’argent possible aux pauvres. Après tout,
                  de quoi s’agissait-il ? d’un forçat et d’une fille publique. C’est pourquoi il
                  simplifia l’enterrement de Fantine, et le réduisit à ce strict nécessaire qu’on
                  appelle la fosse commune.
                     Fantine fut donc enterrée dans le coin gratis du cimetière qui est à tous et
                  à personne, et où l’on perd les pauvres. Heureusement Dieu sait où retrouver
                  l’âme. On coucha Fantine dans les ténèbres parmi les premiers os venus ;






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