Page 261 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Javert frappa du pied.
                     – Voilà l’autre, à présent ! Te tairas-tu, drôlesse ! Gredin de pays où les
                  galériens sont magistrats et où les filles publiques sont soignées comme des
                  comtesses ! Ah mais ! tout ça va changer ; il était temps !
                     Il regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant à poignée la cravate,
                  la chemise et le collet de Jean Valjean :
                     – Je te dis qu’il n’y a point de monsieur Madeleine et qu’il n’y a point de
                  monsieur le maire. Il y a un voleur, il y a un brigand, il y a un forçat appelé
                  Jean Valjean ! c’est lui que je tiens ! voilà ce qu’il y a !
                     Fantine  se  dressa  en  sursaut,  appuyée  sur  ses  bras  roides  et  sur  ses
                  deux mains, elle regarda Jean Valjean, elle regarda Javert, elle regarda la
                  religieuse, elle ouvrit la bouche comme pour parler, un râle sortit du fond de
                  sa gorge, ses dents claquèrent, elle étendit les bras avec angoisse, ouvrant
                  convulsivement les mains, et cherchant autour d’elle comme quelqu’un qui
                  se noie, puis elle s’affaissa subitement sur l’oreiller. Sa tête heurta le chevet
                  du lit et vint retomber sur sa poitrine, la bouche béante, les yeux ouverts et
                  éteints.
                     Elle était morte.
                     Jean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui le tenait, et l’ouvrit
                  comme il eût ouvert la main d’un enfant, puis il dit à Javert :
                     – Vous avez tué cette femme.
                     – Finirons-nous ! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre des
                  raisons. Économisons tout ça. La garde est en bas. Marchons tout de suite,
                  ou les poucettes !
                     Il y avait dans un coin de la chambre un vieux lit en fer en assez mauvais
                  état qui servait de lit de camp aux sœurs quand elles veillaient, Jean Valjean
                  alla à ce lit, disloqua en un clin d’œil le chevet déjà fort délabré, chose facile
                  à des muscles comme les siens, saisit à poigne-main la maîtresse-tringle, et
                  considéra Javert. Javert recula vers la porte.
                     Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de
                  Fantine. Quand il y fut parvenu, il se retourna, et dit à Javert d’une voix
                  qu’on entendait à peine :
                     – Je ne vous conseille pas de me déranger en ce moment.
                     Ce qui est certain, c’est que Javert tremblait.
                     Il eut l’idée d’aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait profiter
                  de cette minute pour s’évader. Il resta donc, saisit sa canne par le petit bout,
                  et s’adossa au chambranle de la porte sans quitter du regard Jean Valjean.
                     Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front
                  sur sa main, et se mit à contempler Fantine immobile et étendue. Il demeura
                  ainsi, absorbé, muet, et ne songeant évidemment plus à aucune chose de
                  cette vie. Il n’y avait plus rien sur son visage et dans son attitude qu’une




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