Page 257 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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L’avocat avait tiré de là quelques épiphonèmes, malheureusement peu neufs,
                  sur les erreurs judiciaires, etc., etc., le président dans son résumé s’était
                  joint au défenseur, et le jury en quelques minutes avait mis hors de cause
                  Champmathieu.
                     Cependant il fallait un Jean Valjean à l’avocat général, et, n’ayant plus
                  Champmathieu, il prit Madeleine.
                     Immédiatement  après  la  mise  en  liberté  de  Champmathieu,  l’avocat
                  général s’enferma avec le président. Ils conférèrent « de la nécessité de se
                  saisir de la per « sonne de M. le maire de Montreuil-sur-Mer ». Cette phrase,
                  où il y a beaucoup de de, est de M. l’avocat général, entièrement écrite de sa
                  main sur la minute de son rapport au procureur général. La première émotion
                  passée, le président fit peu d’objections. Il fallait bien que justice eût son
                  cours. Et puis, pour tout dire, quoique le président fût homme bon et assez
                  intelligent, il était en même temps fort royaliste et presque ardent, et il avait
                  été choqué que le maire de Montreuil-sur-Mer, en parlant du débarquement
                  à Cannes, eût dit l’empereur et non Buonaparte.
                     L’ordre  d’arrestation  fut  donc  expédié.  L’avocat  général  l’envoya  à
                  Montreuil-sur-Mer par un exprès, à franc étrier, et en chargea l’inspecteur
                  de police Javert.
                     On sait que Javert était revenu à Montreuil-sur-Mer immédiatement après
                  avoir fait sa déposition.
                     Javert se levait au moment où l’exprès lui remit l’ordre d’arrestation et
                  le mandat d’amener.
                     L’exprès  était  lui-même  un  homme  de  police  fort  entendu  qui,  en
                  deux  mots,  mit  Javert  au  fait  de  ce  qui  était  arrivé  à  Arras.  L’ordre
                  d’arrestation, signé de l’avocat général, était ainsi conçu : – L’inspecteur
                  Javert appréhendera au corps le sieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-
                  Mer, qui, dans l’audience de ce jour, a été reconnu pour être le forçat libéré
                  Jean Valjean.
                     Quelqu’un qui n’eût pas connu Javert et qui l’eût vu au moment où il
                  pénétra dans l’antichambre de l’infirmerie n’eût pu rien deviner de ce qui
                  se passait, et lui eût trouvé l’air le plus ordinaire du monde. Il était froid,
                  calme, grave, avait ses cheveux gris parfaitement lissés sur les tempes et
                  venait de monter l’escalier avec sa lenteur habituelle. Quelqu’un qui l’eût
                  connu à fond et qui l’eût examiné attentivement eût frémi. La boucle de son
                  col de cuir, au lieu d’être sur sa nuque, était sur son oreille gauche. Ceci
                  révélait une agitation inouïe.
                     Javert était un caractère complet, ne faisant faire de pli ni à son devoir,
                  ni à son uniforme ; méthodique avec les scélérats, rigide avec les boutons
                  de son habit.






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