Page 254 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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– Mais je suis guérie ! je vous dis que je suis guérie ! Est-il âne, ce
                  médecin ! Ah çà ! je veux voir mon enfant, moi !
                     – Vous voyez, dit le médecin, comme vous vous emportez. Tant que vous
                  serez ainsi, je m’opposerai à ce que vous ayez votre enfant. Il ne suffit pas
                  de la voir, il faut vivre pour elle. Quand vous serez raisonnable, je vous
                  l’amènerai moi-même.
                     La pauvre mère courba la tête.
                     –  Monsieur  le  médecin,  je  vous  demande  pardon,  je  vous  demande
                  vraiment bien pardon. Autrefois je n’aurais pas parlé comme je viens de
                  faire, il m’est arrivé tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus ce
                  que je dis. Je comprends, vous craignez l’émotion, j’attendrai tant que vous
                  voudrez, mais je vous jure que cela ne m’aurait pas fait de mal de voir ma
                  fille. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au soir. Savez-vous ?
                  on me l’apporterait maintenant que je me mettrais à lui parler doucement.
                  Voilà tout. Est-ce que ce n’est pas bien naturel que j’aie envie de voir mon
                  enfant qu’on a été me chercher exprès à Montfermeil ? Je ne suis pas en
                  colère. Je sais bien que je vais être heureuse. Toute la nuit j’ai vu des choses
                  blanches et des personnes qui me souriaient. Quand monsieur le médecin
                  voudra, il m’apportera ma Cosette. Je n’ai plus de fièvre, puisque je suis
                  guérie ; je sens bien que je n’ai plus rien du tout ; mais je vais faire comme
                  si j’étais malade et ne pas bouger pour faire plaisir aux dames d’ici. Quand
                  on verra que je suis bien tranquille, on dira : il faut lui donner son enfant.
                     M. Madeleine s’était assis sur une chaise qui était à côté du lit. Elle
                  se  tourna  vers  lui  ;  elle  faisait  visiblement  effort  pour  paraître  calme  et
                  « bien sage », comme elle disait dans cet affaiblissement de la maladie qui
                  ressemble à l’enfance, afin que, la voyant si paisible, on ne fit pas difficulté
                  de  lui  amener  Cosette.  Cependant,  tout  en  se  contenant,  elle  ne  pouvait
                  s’empêcher d’adresser à M. Madeleine mille questions.
                     – Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le maire ? Oh ! comme vous
                  êtes bon d’avoir été me la chercher ! Dites-moi seulement comment elle est.
                  A-t-elle bien supporté la route ? Hélas ! elle ne me reconnaîtra pas ! Depuis le
                  temps, elle m’a oubliée, pauvre chou ! Les enfants, cela n’a pas de mémoire.
                  C’est comme des oiseaux. Aujourd’hui cela voit une chose et demain une
                  autre, et cela ne pense plus à rien. Avait-elle du linge blanc seulement ? Ces
                  Thénardier la tenaient-ils proprement ? Comment la nourrissait-on ? Oh !
                  comme j’ai souffert, si vous saviez ! de me faire toutes ces questions-là dans
                  le temps de ma misère ! Maintenant, c’est passé. Je suis joyeuse. Oh ! que je
                  voudrais donc la voir ! Monsieur le maire, l’avez-vous trouvée jolie ? N’est-
                  ce pas qu’elle est belle, ma fille ? Vous devez avoir eu bien froid dans cette
                  diligence ! Est-ce qu’on ne pourrait pas l’amener rien qu’un petit moment ?







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