Page 258 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Pour qu’il eût mal mis la boucle de son col, il fallait qu’il y eût en lui une
                  de ces émotions qu’on pourrait appeler des tremblements de terre intérieurs.
                     Il était venu simplement, avait requis un caporal et quatre soldats au poste
                  voisin, avait laissé les soldats dans la cour, et s’était fait indiquer la chambre
                  de Fantine par la portière sans défiance, accoutumée qu’elle était à voir des
                  gens armés demander monsieur le maire.
                     Arrivé à la chambre de Fantine, Javert tourna la clef, poussa la porte avec
                  une douceur de garde-malade ou de mouchard, et entra.
                     À  proprement  parler,  il  n’entra  pas.  Il  se  tint  debout  dans  la  porte
                  entrebâillée, le chapeau sur la tête, la main gauche dans sa redingote fermée
                  jusqu’au menton. Dans le pli du coude on pouvait voir le pommeau de plomb
                  de son énorme canne, laquelle disparaissait derrière lui.
                     Il resta ainsi près d’une minute sans qu’on s’aperçût de sa présence. Tout
                  à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner M. Madeleine.
                     À l’instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert, Javert,
                  sans  bouger,  sans  remuer,  sans  approcher,  devint  épouvantable.  Aucun
                  sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie.
                     Ce fut le visage d’un démon qui vient de retrouver son damné.
                     La certitude de tenir enfin Jean Valjean fit apparaître sur sa physionomie
                  tout  ce  qu’il  avait  dans  l’âme.  Le  fond  remué  monta  à  la  surface.
                  L’humiliation d’avoir un peu perdu la piste et de s’être mépris quelques
                  minutes  sur  ce  Champmathieu,  s’effaçait  sous  l’orgueil  d’avoir  si  bien
                  deviné d’abord et d’avoir eu si long temps un instinct juste. Le contentement
                  de Javert éclata dans son attitude souveraine. La difformité du triomphe
                  s’épanouit sur ce front étroit. Ce fut tout le déploiement d’horreur que peut
                  donner une figure satisfaite.
                     Javert en ce moment était au ciel. Sans qu’il s’en rendit nettement compte,
                  mais pourtant avec une intuition confuse de sa nécessité et de son succès, il
                  personnifiait, lui Javert, la justice, la lumière et la vérité dans leur fonction
                  céleste d’écrasement du mal. Il avait derrière lui et autour de lui, à une
                  profondeur infinie, l’autorité, la raison, la chose jugée, la conscience légale,
                  la vindicte publique, toutes les étoiles ; il protégeait l’ordre, il faisait sortir
                  de la loi la foudre, il vengeait la société, il prêtait main-forte à l’absolu ;
                  il se dressait dans une gloire ; il y avait dans sa victoire un reste de défi
                  et de combat ; debout, altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité
                  surhumaine  d’un  archange  féroce  ;  l’ombre  redoutable  de  l’action  qu’il
                  accomplissait faisait visible à son poing crispé le vague flamboiement de
                  l’épée sociale ; heureux et indigné, il tenait sous son talon le crime, le vice,
                  la rébellion, la perdition, l’enfer, il rayonnait, il exterminait, il souriait, et il
                  y avait une incontestable grandeur dans ce saint Michel monstrueux.
                     Javert, effroyable, n’avait rien d’ignoble.





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