Page 256 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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–… Un, deux, trois, quatre… elle a sept ans. Dans cinq ans. Elle aura un
voile blanc, des bas à jour, elle aura l’air d’une petite femme. Ô ma bonne
sœur, vous ne savez pas comme je suis bête, voilà que je pense à la première
communion de ma fille !
Et elle se mit à rire.
Il avait quitté la main de Fantine. Il écoutait ces paroles comme on écoute
un vent qui souffle, les yeux à terre, l’esprit plongé dans des réflexions sans
fond. Tout à coup elle cessa de parler, cela lui fit lever machinalement la
tête. Fantine était devenue effrayante.
Elle ne parlait plus, elle ne respirait plus ; elle s’était soulevée à demi sur
son séant, son épaule maigre sortait de sa chemise, son visage, radieux le
moment d’auparavant, était blême, et elle paraissait fixer sur quelque chose
de formidable, devant elle, à l’autre extrémité de la chambre, son œil agrandi
par la terreur.
– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Qu’avez-vous, Fantine ? Elle ne répondit pas,
elle ne quitta point des yeux l’objet quelconque qu’elle semblait voir, elle lui
toucha le bras d’une main et de l’autre lui fit signe de regarder derrière lui.
Il se retourna, et vit Javert.
III
Javert content
Voici ce qui s’était passé.
Minuit et demi venait de sonner, quand M. Madeleine était sorti de la
salle des assises d’Arras. Il était rentré à son auberge juste à temps pour
repartir par la malle-poste où l’on se rappelle qu’il avait retenu sa place. Un
peu avant six heures du matin, il était arrivé à Montreuil-sur-Mer, et son
premier soin avait été de jeter à la poste sa lettre à M. Laffitte, puis d’entrer
à l’infirmerie et de voir Fantine.
Cependant, à peine avait-il quitté la salle d’audience de la cour d’assises,
que l’avocat général, revenu du premier saisissement, avait pris la parole
pour déplorer l’acte de folie de l’honorable maire de Montreuil-sur-Mer,
déclarer que ses convictions n’étaient en rien modifiées par cet incident
bizarre qui s’éclaircirait plus tard, et requérir, en attendant ; la condamnation
de ce Champmathieu, évidemment le vrai Jean Valjean. La persistance de
l’avocat général était visiblement en contradiction avec le sentiment de tous,
du public, de la cour et du jury. Le défenseur avait eu peu de peine à réfuter
cette harangue et à établir que, par suite des révélations de M. Madeleine,
c’est-à-dire du vrai Jean Valjean, la face de l’affaire était bouleversée de
fond en comble, et que le jury n’avait plus devant les yeux qu’un innocent.
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