Page 262 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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inexprimable pitié. Après quelques instants de cette rêverie, il se pencha vers
Fantine et lui parla à voix basse.
Que lui dit-il ? Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé, à cette
femme qui était morte ? Qu’était-ce que ces paroles ? Personne sur la terre
ne les a entendues. La morte les entendit-elle ? Il y a des illusions touchantes
qui sont peut-être des réalités sublimes. Ce qui est hors de doute, c’est
que la sœur Simplice, unique témoin de la chose qui se passait, a souvent
raconté qu’au moment où Jean Valjean parla à l’oreille de Fantine, elle vit
distinctement poindre un ineffable sourire sur ces lèvres pâles et dans ces
prunelles vagues, pleines de l’étonnement du tombeau.
Jean Valjean prit dans ses deux mains la tête de Fantine et l’arrangea sur
l’oreiller comme une mère eût fait pour son enfant, il lui rattacha le cordon
de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela fait, il lui ferma
les yeux.
La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée.
La mort, c’est l’entrée dans la grande lueur.
La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s’agenouilla devant
cette main, la souleva doucement et la baisa.
Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert :
– Maintenant, dit-il, je suis à vous.
V
Tombeau convenable
Javert déposa Jean Valjean à la prison de la ville. L’arrestation de
M. Madeleine produisit à Montreuil-sur-Mer une sensation, ou pour mieux
dire une commotion extraordinaire. Nous sommes tristes de ne pouvoir
dissimuler que sur ce seul mot : c’était un galérien, tout le monde à peu près
l’abandonna. En moins de deux heures tout le bien qu’il avait fait fut oublié,
et ce ne fut plus « qu’un galérien ». Il est juste de dire qu’on ne connaissait
pas encore les détails de l’évènement d’Arras. Toute la journée on entendait
dans toutes les parties de la ville des conversations comme celle-ci :
– Vous ne savez pas ? c’était un forçat libéré ! – Qui ça ? – Le maire.
– Bah ! M. Madeleine ? – Oui. – Vraiment ? – Il ne s’appelait pas Madeleine,
il a un affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean. – Ah, mon Dieu ! – Il est
arrêté. – Arrêté ! – En prison à la prison de la ville, en attendant qu’on le
transfère. – Qu’on le transfère ! On va le transférer ! Où va-t-on le transférer ?
– Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu’il a fait autrefois.
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