Page 87 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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les ténèbres ; il souffrait dans les ténèbres ; il haïssait dans les ténèbres ;
on eût pu dire qu’il haïssait devant lui. Il vivait habituellement dans cette
ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. Seulement, par
intervalles, il lui venait tout à coup, de lui-même et du dehors, une secousse
de colère, un surcroît de souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait
toute son âme, et faisait brusquement apparaître partout autour de lui, en
avant et en arrière, aux lueurs d’une lumière affreuse, les hideux précipices
et les sombres perspectives de sa destinée.
L’éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ? il ne le savait plus.
Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est
impitoyable, c’est-à-dire ce qui est abrutissant, c’est de transformer peu à
peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une bête fauve,
quelquefois en une bête féroce. Les tentatives d’évasion de Jean Valjean,
successives et obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travail fait par la loi
sur l’âme humaine. Jean Valjean eût renouvelé ces tentatives, si parfaitement
inutiles et folles, autant de fois que l’occasion s’en fût présentée, sans
songer un instant au résultat, ni aux expériences déjà faites. Il s’échappait
impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L’instinct lui
disait : sauve-toi ! Le raisonnement lui eût dit ; reste ! Mais, devant une
tentation si violente, le raisonnement avait disparu ; il n’y avait plus que
l’instinct. La bête seule agissait. Quand il était repris, les nouvelles sévérités
qu’on lui infligeait ne servaient qu’à l’effarer davantage.
Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il était d’une force
physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue, pour
filer un câble, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes.
Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait
dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis
orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des
halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois,
comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables
cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber.
Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le
temps aux ouvriers d’arriver.
Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs
perpétuels d’évasions, finissent par faire de la force et de l’adresse
combinées une véritable science. C’est la science des muscles. Toute une
statique mystérieuse est quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces
éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver
des points d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeu pour Jean
Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de
ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la
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