Page 89 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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l’argousin debout à quelques pas de lui ; l’argousin lui semblait un fantôme ;
tout à coup le fantôme lui donnait un coup de bâton.
La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai de dire
qu’il n’y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d’été, ni de
ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d’avril. Je ne sais quel jour de soupirail
éclairait habituellement son âme.
Pour résumer, en terminant, ce qui peut être résumé et traduit en
résultats positifs dans tout ce que nous venons d’indiquer, nous nous
bornerons à constater qu’en dix-neuf ans, Jean Valjean, l’inoffensif
émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu
capable, grâce à la manière dont le bagne l’avait façonné, de deux
espèces de mauvaises actions : premièrement, d’une, mauvaise action
rapide, irréfléchie , pleine d’étourdissement, toute d’instinct, sorte de
représaille pour le mal souffert ; deuxièmement, d’une mauvaise action
grave, sérieuse, débattue en conscience et méditée avec les idées fausses
que peut donner un pareil malheur. Ses préméditations passaient par les
trois phases successives que les natures d’une certaine trempe peuvent
seules parcourir, raisonnement, volonté, obstination. Il avait pour mobiles
l’indignation habituelle, l’amertume de l’âme, le profond sentiment des
iniquités subies, la réaction, même contre les bons, les innocents et les justes,
s’il y en a. Le point de départ comme le point d’arrivée de toutes ses pensées
était la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son
développement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps
donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine
de la création, et se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire,
n’importe à qui, à un être vivant quelconque. – Comme on voit, ce n’était pas
sans raison que le passeport qualifiait Jean Valjean d’homme très dangereux.
D’année en année, cette âme s’était desséchée de plus en plus, lentement,
mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À sa sortie du bagne, il y avait dix-
neuf ans qu’il n’avait versé une larme.
VIII
L’onde et l’ombre
Un homme à la mer !
Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-
là a une route qu’il est forcé de continuer. Il passe.
L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il
appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas ; le navire, frissonnant sous
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