Page 91 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 91

Il implore l’étendue, la vague, l’algue, l’écueil ; cela est sourd. Il supplie
                  la tempête ; la tempête imperturbable n’obéit qu’à l’infini.
                     Autour de lui l’obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et
                  inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l’horreur et
                  la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d’appui. Il songe aux aventures
                  ténébreuses  du  cadavre  dans  l’ombre  illimitée.  Le  froid  sans  fond  le
                  paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents,
                  nuées,  tourbillons,  souffles,  étoiles  inutiles  !  Que  faire  ?  Le  désespéré
                  s’abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se
                  laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs
                  lugubres de l’engloutissement.
                     Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes
                  chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition
                  sinistre du secours ! Ô mort morale !
                     La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La
                  mer, c’est l’immense misère.
                     L’âme,  à  vau-l’eau  dans  ce  gouffre,  peut  devenir  un  cadavre.  Qui  la
                  ressuscitera ?

                                                    IX
                                          Nouveaux griefs



                     Quand vint l’heure de la sortie du bagne, quand Jean Valjean entendit à
                  son oreille ce mot étrange : tu es libre ! le moment fut invraisemblable et
                  inouï, un rayon de vive lumière, un rayon de la vraie lumière des vivants
                  pénétra subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda point à pâlir. Jean Valjean
                  avait été ébloui de l’idée de la liberté. Il avait cru à une vie nouvelle. Il vit
                  bien vite ce que c’était qu’une liberté à laquelle on donne un passeport jaune.
                     Et autour de cela bien des amertumes. Il avait calculé que sa masse,
                  pendant son séjour au bagne, aurait dû s’élever à cent soixante et onze francs.
                  Il est juste d’ajouter qu’il avait oublié de faire entrer dans ses calculs le
                  repos forcé des dimanches et fêtes qui, pour dix-neuf ans, entraînait une
                  diminution de vingt-quatre francs environ. Quoi qu’il en fût, cette masse
                  avait été réduite, par diverses retenues locales, à la somme de cent neuf
                  francs quinze sous, qui lui avait été comptée à sa sortie.
                     Il n’y avait rien compris, et se croyait lésé. Disons le mot, volé.
                     Le  lendemain  de  sa  libération,  à  Grasse,  il  vit  devant  la  porte  d’une
                  distillerie de fleurs d’oranger des hommes qui déchargeaient des ballots. Il
                  offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. Il se mit à l’ouvrage.
                  Il  était  intelligent,  robuste  et  adroit  ;  il  faisait  de  son  mieux  ;  le  maître




                  84
   86   87   88   89   90   91   92   93   94   95   96