Page 92 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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paraissait content. Pendant qu’il travaillait, un gendarme passa, le remarqua,
                  et lui demanda ses papiers. Il fallut montrer le passeport jaune. Cela fait,
                  Jean Valjean reprit son travail. Un peu auparavant, il avait questionné l’un
                  des ouvriers sur ce qu’ils gagnaient à cette besogne par jour ; on lui avait
                  répondu  :  trente  sous.  Le  soir  venu,  comme  il  était  forcé  de  repartir  le
                  lendemain matin, il se présenta devant le maître de la distillerie et le pria
                  de le payer. Le maître ne proféra pas une parole, et lui remit quinze sous. Il
                  réclama. On lui répondit : cela est assez bon pour toi. Il insista. Le maître le
                  regarda entre les deux yeux et lui dit : Gare le bloc  !
                     Là encore il se considéra comme volé.
                     La  société,  l’état,  en  lui  diminuant  sa  masse,  l’avait  volé  en  grand.
                  Maintenant c’était le tour de l’individu qui le volait en petit.
                     Libération  n’est  pas  délivrance.  On  sort  du  bagne,  mais  non  de  la
                  condamnation.
                     Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. On a vu de quelle façon il avait été
                  accueilli à Digne.

                                                     X
                                         L’homme réveillé



                     Donc comme deux heures du matin sonnaient à l’horloge de la cathédrale,
                  Jean Valjean se réveilla.
                     Ce qui le réveilla, c’est que le lit était trop bon. Il y avait vingt ans bientôt
                  qu’il n’avait couché dans un lit, et, quoiqu’il ne se fût pas déshabillé, la
                  sensation était trop nouvelle pour ne pas troubler son sommeil.
                     Il  avait  dormi  plus  de  quatre  heures.  Sa  fatigue  était  passée.  Il  était
                  accoutumé à ne pas donner beaucoup d’heures au repos.
                     Il ouvrit les yeux, et regarda un moment dans l’obscurité autour de lui,
                  puis il les referma pour se rendormir.
                     Quand beaucoup de sensations diverses ont agité la journée, quand des
                  choses  préoccupent  l’esprit,  on  s’endort,  mais  on  ne  se  rendort  pas.  Le
                  sommeil vient plus aisément qu’il ne revient. C’est ce qui arriva à Jean
                  Valjean. Il ne put se rendormir, et il se mit à penser.
                     Il  était  dans  un  de  ces  moments  où  les  idées  qu’on  a  dans  l’esprit
                  sont troubles. Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le cerveau. Ses
                  souvenirs anciens et ses souvenirs immédiats y flottaient pêle-mêle et s’y
                  croisaient confusément, perdant leurs formes, se grossissant démesurément,
                  puis  disparaissant  tout  à  coup  comme  dans  une  eau  fangeuse  et  agitée.
                  Beaucoup de pensées lui venaient, mais il y en avait une qui se représentait
                  continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette pensée, nous allons la




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