Page 88 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois
il montait ainsi jusqu’au toit du bagne.
Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême pour
lui arracher, une ou deux fois l’an, ce lugubre rire du forçat qui est
comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à regarder
continuellement quelque chose de terrible.
Il était absorbé en effet.
À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une
intelligence accablée, il sentait confusément qu’une chose monstrueuse était
sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois
qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait, avec
une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étager et monter à perte de vue
au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d’entassement
effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les
contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre
chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation.
Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt
près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe,
quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, ici le gendarme
et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de
soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs
lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire.
Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus
de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la
civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de paisible
dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. Âmes tombées au fond de
l’infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes
où l’on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout son
poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est dehors,
si effroyable pour qui est dessous.
Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait être la nature
de sa rêverie ?
Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il penserait sans doute
ce que pensait Jean Valjean.
Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories pleines
de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d’état intérieur presque
inexprimable.
Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s’arrêtait. Il se mettait
à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu’autrefois, se
révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait absurde ; tout ce qui
l’entourait lui paraissait impossible. Il se disait : c’est un rêve. Il regardait
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