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Roy Armes / Le cinéma colonial                                15

                   L'écrasante majorité des films coloniaux se déroulait cependant
         en Afrique du Nord. Même le roman de Pierre Loti, Le roman d'un soldat
         colonial / The Novel of a Colonial Soldier /Roman d'un spahi, dont l'action
         se déroule au Sénégal, est tourné en 1935 par Michel Bernheim dans le
         sud du Maroc. Une Afrique du Nord mythique est devenue le lieu de tour-
         nage d'une succession  de  films  remarquables.  Comme l'observe  David
         Henry Slavin, « les films coloniaux sont des mélodrames, des histoires
         simples de vies individuelles et d'amour; ils sont imprégnés de privilèges
         raciaux et de genre  ». Par rapport aux autres films européens et hollywoo-
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          diens grand public, ils contiennent également une très forte proportion de
          récits de défaite. La saveur de ce cinéma est parfaitement rendue par Dina
          Sherzer. Les colonies sont présentées comme « des territoires attendant les
          initiatives européennes, des terres vierges où l'homme blanc avec casque et
          bottes s'est régénéré ou a été détruit par l'alcoolisme,  la malaria ou les
          femmes indigènes ». Les films « affichent l'héroïsme des hommes français,
          ainsi que des images stéréotypées de désert, de dunes et de chameaux, et
          renforcent l'idée que l'Autre est dangereux ».
          Mais ce qui est le plus remarquable dans ce corpus de films, c'est ce qu'ils
          omettaient : « Ils ne présentaient pas l'expérience coloniale, n'accordaient
          pas d'importance aux questions coloniales et étaient étonnamment silen-
          cieux sur ce qui se passait dans la réalité ». Ils ont ainsi « contribué à l'esprit
          colonial et au tempérament de conquête, ainsi qu'à la construction de l'iden-
          tité et de l'hégémonie blanches  10   ». Le point commun de tous ces mélo-
         drames coloniaux est une idéologie unique, bien définie, d'un point de vue
          sud-africain, par Keyan Tomaselli 5 ans avant l'avènement de la domina-
          tion noire:
            Pour l'Afrique dans son ensemble, le cinéma a toujours été une arme puissante
            déployée par les nations coloniales pour maintenir leurs sphères d'influence po-
            litique et économique respectives. L'histoire est déformée et une vision occiden-
            tale de l'Afrique continue d'être transmise aux colonisés. Outre les retombées
            monétaires évidentes pour les sociétés de production elles-mêmes, les valeurs
            que le cinéma occidental transmet et les idéologies qu'il légitime sont bénéfiques
            pour l'hégémonie culturelle, financière et politique de l'Occident  .
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                   Pépé le Moko (1936) est l'archétype du film colonial français,
         bien quelque sequences du film ait été tourné en Afrique du Nord - la Cas-
         bah a été reconstituée par le designer Jacques Krauss dans les studios de
         Joinville à Paris. Réalisé par Julien Duvivier, l'un des plus grands techni-
         ciens du cinéma français, alors au sommet de son art, le film raconte les
         amours contrariées du voleur de bijoux parisien Pépé le Moko (interprété
         par Jean Gabin), qui s'est réfugié dans la Casbah, et de Gaby (Mireille
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