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Chapitre 1


               Naître garçon sous peine de mort


               A  l’aube  des  trente  glorieuses,  le  monde  promettait  le  meilleur  comme  le  pire.  L’Empire
               soviétique prenait forme, entraînant l’adhésion des partis communistes satellites alors qu’en
               France,  les  rouges  étaient  exclus  du  gouvernement.  L’ONU  proposait  déjà  de  partager  la
               Palestine  en  un  Etat  juif  et  l’autre,  arabe.  Dans  le  Nouveau  Monde,  le  Congrès  votait  la
               reconstruction  d’une  Europe  exsangue,  ravagée  par  la  guerre,  et  quelques  privilégiés,
               émerveillés, tapotaient sur la première machine à calculer.
               Sur le plan artistique, la littérature s’enrichissait de morceaux de choix. Camus publiait La
               Peste,  Boris  Vian,  L’Ecume  des  jours,  Jean  Genet  faisait  jouer  sa  pièce  de  théâtre,  Les
               Bonnes.  En  1947,  Le  Deuxième  sexe,  édité  pour  la  première  fois  en  1949,  était  encore  en
               gestation. Au moment où je naissais, Simone de Beauvoir développait, sur des centaines de
               pages,  la  malédiction  de  naître  femme.  En  1947,  on  ne  savait  pas  encore  que  c’est  le
               spermatozoïde,  et  non  l’ovule,  qui  détermine  le  sexe  de  l’enfant.  Par  défaut,  c’était  donc
               forcément à la femme qu’incombait cette « responsabilité ».
               L’épisode qui va vous être relaté ici ressemble à des millions d’autres. Il n’eut pour théâtre ni
               Kaboul  sous  l’ère  talibane,  ni  Riad,  fief  d’un  islam  wahhabite  réfrigérant,  ni  l’Inde  ni  la
               Chine, où la démographie, amputée de quelques millions de fœtus féminins méthodiquement
               éliminés, nous promet un monde d’hommes.
               C’est  à Begnins, village vaudois d’une beauté que célèbre  déjà le  Dictionnaire historique,
               géographique et statistique du Canton de Vaud de 1867, que je vis le jour sous le nom de
               Roland Guex. Mon destin, dominé par le drame, s’ébauchait dans une ambiance électrique et
               un cadre somptueux.
               Niché  sur  le  dernier  coteau  de  la  Côte,  entre  Lausanne  et  Genève,  Begnins  déroule
               langoureusement  son  vignoble  presque  jusqu’au  lac.  Par  beau  temps,  l’arc  lémanique,
               pratiquement dans son entier, luit et scintille. On distingue Genève et on devine Montreux. La
               réverbération de l’eau illumine le paysage et le fait chanter. Et le bleu des Alpes, qui contraste
               avec  celui  de  l’eau,  chapeaute  ce  tableau  paisible  et  majestueux.  Dès  l’automne,  un  jaune
               soutenu s’empare des coteaux. Les vendanges amènent une vive animation au village. Suivent
               de longs mois de grisaille ; une bise glacée emporte alors les dernières feuilles d’or.
               C’est en cette saison que je naquis, le 6 novembre 1947. En bordure de la rue centrale de ce
               petit village encore endormi, au rez-de-chaussée d’une petite maison sans confort aux volets
               clos, pour l’âme que j’étais encore, ces lieux allaient être le décor du premier jour, du premier
               cri, du premier souffle de vie. A l’époque, les naissances intervenaient pour la plupart à la
               maison, avec pour seule aide une sage-femme.
               J’allais incessamment voir le jour ce matin-là, après neuf mois passés à l’intérieur du ventre
               chaud et protecteur de ma mère, ce même ventre qui avant moi avait créé et porté trois filles à
               qui il avait donné la vie. Il y eut d’abord Lisette, de huit ans mon aînée, fruit de la première
               relation amoureuse que connut ma mère avec un jeune nomade à l’allure tsigane, danseur sur
               corde qui l’ensorcela. Fascinée par la beauté de l’artiste, elle se laissa aller à ses premiers
               émois, ses premiers frissons, découvrit les plaisirs de l’amour physique et se laissa déflorer

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