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rentrer les bras chargés de présents. Ma mère, tremblante, ouvrit la porte et fit face au pasteur
du village, qui était accompagné de deux autres personnes inconnues, qu'elle invita à entrer
non sans un certain pressentiment. La solennité des visages de ces personnes précédait la
mauvaise nouvelle. D’instinct, notre mère nous serra tous très fort contre elle de ses bras
protecteurs. Puis leur faisant face, avant que les visiteurs ne puissent prononcer un seul mot,
elle dit : « Vous venez m’annoncer la mort de mon mari ! »
Devant la clairvoyance de son interlocutrice, le pasteur ne put qu’acquiescer. Agrippé à ma
mère, à l’instant où je crus comprendre que mon père était mort, je fus saisi d’un frisson,
d’une forme de danse de Saint-Guy en même temps que d’une effroyable douleur, comme si
mon petit être se déchirait dans son entier.
A trente-sept ans, Georges Guex avait fini sa vie au fond d’un précipice, écrasé par sa propre
voiture.
Bien plus tard, devenu entre-temps Peggy, je cherchai à découvrir les conditions sombres et
troublantes dans lesquelles mon père était mort. D’un coup, les circonstances suspectes,
caricaturalement insolites de cette mort, me sautèrent aux yeux. La victime ne portait plus que
son pantalon. Sa chemise, sa cravate, sa veste, sa montre et toutes ses autres affaires
personnelles avaient disparu. Quant à son portefeuille qui contenait le précieux contrat, il
resta introuvable comme tout le reste…
Le passager qui accompagnait mon père cette nuit-là ne suscita pas non plus la curiosité des
policiers, à qui il affirma avoir sauté de la voiture juste à temps pour échapper à la mort,
expliquant que le conducteur s’était endormi au volant juste avant de louper le virage qui lui
avait été fatal. S’endort-on un soir d’euphorie ? Aucun juge n’eut l’idée de demander une
autopsie, pour voir si le défunt n’avait pas été drogué. On ne chercha pas non plus où étaient
passées les affaires du mort. La nuit même, la police conclut hâtivement à un banal accident
de la route. C'est ainsi que cette mort spectaculaire et mystérieuse se doubla d’un assassinat
administratif, à la sauvette.
La veuve, trop choquée pour réfléchir et exiger les comptes qui s’imposaient, laissa faire.
Naïveté, méconnaissance des démarches officielles lui inspirèrent un silence qui ne fut
probablement pas perdu pour tout le monde…
La dépouille de mon père fut rapatriée à Begnins, son village d’origine. On l’exposa dans la
maison familiale de ses parents, dans la chambre même où, cinq ans auparavant, il avait
appris la naissance de son fils trop aimé. Les treize frères et sœurs du défunt participèrent tous
à ce dernier adieu. Le jour des funérailles, un incessant va-et-vient emplit l’intérieur et
l’extérieur de la maison de mes grands-parents. Toute cette agitation autour de moi
m’effrayait. Abandonné à moi-même, je n’étais que cris et pleurs. Un de mes oncles me prit
dans ses bras et, malgré la résistance d’autres membres de la famille, il m’emmena pour un
ultime face-à-face avec ce père que je vénérais tant. Porté à bout de bras au-dessus du cercueil
dans lequel reposait mon papa, je ne voyais que son visage, le reste de son corps étant
recouvert de fleurs multicolores. Des centaines d’œillets rouges, roses et blancs, entremêlés
de bleuets, étaient déposés sur le drap de satin blanc qui recouvrait son corps jusqu’au cou.
Blotti, presque recroquevillé dans les bras de mon oncle, je tressaillais de sanglots,
comprenant malgré mes cinq ans que je ne le reverrais jamais plus ; mes yeux mouillés de
larmes observaient ceux clos et immobiles de mon père, quand je ressentis tout à coup comme
une flèche acérée me transpercer le sommet du crâne et me traverser le corps. La douleur
intense et indescriptible que je ressentis, à ce moment-là, restera éveillée, présente et
inoubliable en moi tout au long de ma vie.
Deuxième déménagement, nouveaux arrachements
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