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Dès les premières nuits de notre emménagement dans cette nouvelle demeure, je rêvai que
mon père venait me chercher. Il était là, derrière la porte vitrée de la véranda, me faisait des
signes de la main, m’invitant à le rejoindre. Je me précipitais pour lui ouvrir, mais je n’y
arrivais pas : la porte me résistait, faisait barrage entre lui et moi. La scène me semblait durer
indéfiniment. En plein désespoir, encore entre rêve et réalité, je me mettais à hurler en
sanglotant, à appeler ma mère à grands cris. « Maman ! Maman ! Maman ! Papa est revenu,
papa est là ! » Mes hurlements mettaient la maisonnée en émoi. Ma mère surgissait de son lit,
à moitié endormie, le cheveu ébouriffé, suivie généralement par mes sœurs et le Russe,
furieux du vacarme que je provoquais. Je ne comprenais pas quelle était cette alchimie, ce
processus qui faisait que je pouvais voir mon papa d’aussi près, sans parvenir pour autant à le
toucher, à le sentir, à le respirer. Pour calmer mon angoisse, ma mère me prenait alors dans
ses bras, et pendant que je m’agrippais de toutes mes forces autour de son cou, secoué de
sanglots, elle se mettait alors à me bercer comme on berce un bébé. Avec une tendresse
infinie, devant le Russe jaloux de cette intimité, elle me rassurait comme elle le pouvait puis
me recouchait en me caressant les cheveux comme l’avait fait mon père pour m'endormir
chaque soir, de ma naissance jusqu’à sa disparition brutale, irréversible et tellement
douloureuse pour moi. Tout comme lui, elle approchait son visage du mien et m’embrassait
tendrement ; je pouvais respirer, humer son odeur, sentir son souffle sur moi. Cela me calmait
et ainsi, je me rendormais.
Ecole enfantine, jeux de filles, et nouvel éloignement
Peu après le déménagement, ce fut pour moi le moment d’entrer à l’école enfantine. Cette
étape représentait pour un petit môme coincé entre trois sœurs un bol d’air, un
épanouissement, l’occasion bénie de contacts ludiques avec des enfants de son âge.
Tout le monde put rapidement constater qu’à l’école comme chez moi, d’instinct, je
privilégiais systématiquement les jeux de filles, moins brutaux que ceux des garçons que je
détestais. Ma finesse me démarquait déjà très nettement des autres garçons de mon entourage.
Mes horaires peu chargés me permettaient de me retrouver souvent seul à la maison. Me
glissant subrepticement dans la chambre de mes sœurs encore à l'école, je farfouillais dans
leurs affaires, en extrayais leurs poupées, les habillais, les déshabillais, les coiffais, les
promenais dans le jardin, me racontant des histoires, mettant en scène de véritables pièces de
théâtre. Ces délicieux moments volés, à dialoguer avec mon imaginaire, avaient toutefois leur
prix. Dès leur retour, trouvant leurs effets personnels en bataille, les trois harpies se
déchaînaient sur leur petit frère, décidément exaspérant, qui investissait leur domaine, secteur
réservé aux filles. Crânement, les jeunes filles défendaient leur intimité et leurs biens. Gifles,
coups, morsures, plaies et bosses sanctionnaient ces ingérences.
Dans cette nouvelle configuration familiale, je me sentais comme une pièce rapportée : je ne
trouvais pas ma place. Involontairement délaissé par ma mère, que son nouvel amant
accaparait, je perdais pied comme un somnambule qui trébuche et commençais à glisser dans
une solitude, une perdition propice à tous les dangers. Une tristesse insidieuse envahissait tout
mon être.
Ne sachant plus à quel saint se vouer, ma mère prit divers avis autour d’elle et s’y résigna
avec humilité. Pas plus que moi, elle ne maîtrisait son destin, débordée par ses émotions et la
complexité d’une situation en permanente évolution, instable. Une psychologue entra en
scène. De son autorité de spécialiste, elle prescrivit, en guise de remède, une séparation…
Cette famille modeste n’imaginait pas remettre en question l’avis d’une professionnelle de
l’âme, cet avis fût-il parfaitement sot, absurde et révoltant.
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