Page 16 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 16

Dès les premières nuits de notre emménagement dans cette nouvelle demeure, je rêvai que
               mon père venait me chercher. Il était là, derrière la porte vitrée de la véranda, me faisait des
               signes de la main,  m’invitant à le rejoindre.  Je  me précipitais  pour lui  ouvrir, mais  je n’y
               arrivais pas : la porte me résistait, faisait barrage entre lui et moi. La scène me semblait durer
               indéfiniment.  En  plein  désespoir,  encore  entre  rêve  et  réalité,  je  me  mettais  à  hurler  en
               sanglotant, à appeler ma mère à grands cris. « Maman ! Maman ! Maman ! Papa est revenu,
               papa est là ! » Mes hurlements mettaient la maisonnée en émoi.  Ma mère surgissait de son lit,
               à  moitié  endormie,  le  cheveu  ébouriffé,  suivie  généralement  par  mes  sœurs  et  le  Russe,
               furieux du vacarme que je provoquais. Je ne comprenais pas quelle était cette alchimie, ce
               processus qui faisait que je pouvais voir mon papa d’aussi près, sans parvenir pour autant à le
               toucher, à le sentir, à le respirer.  Pour calmer mon angoisse, ma mère me prenait alors dans
               ses bras, et pendant que je m’agrippais de toutes mes forces autour de son cou, secoué de
               sanglots,  elle  se  mettait  alors  à  me  bercer  comme  on  berce  un  bébé.  Avec  une  tendresse
               infinie, devant le Russe jaloux de cette intimité, elle me rassurait comme elle le pouvait puis
               me  recouchait  en  me  caressant  les  cheveux  comme  l’avait  fait  mon  père  pour  m'endormir
               chaque  soir,  de  ma  naissance  jusqu’à  sa  disparition  brutale,  irréversible  et  tellement
               douloureuse pour moi. Tout comme lui, elle approchait son visage du mien et m’embrassait
               tendrement ; je pouvais respirer, humer son odeur, sentir son souffle sur moi. Cela me calmait
               et ainsi, je me rendormais.


               Ecole enfantine, jeux de filles, et nouvel éloignement

               Peu après le déménagement, ce fut pour moi le moment d’entrer à l’école enfantine. Cette
               étape  représentait  pour  un  petit  môme  coincé  entre  trois  sœurs  un  bol  d’air,  un
               épanouissement, l’occasion bénie de contacts ludiques avec des enfants de son âge.
               Tout  le  monde  put  rapidement  constater  qu’à  l’école  comme  chez  moi,  d’instinct,  je
               privilégiais systématiquement les jeux de filles, moins brutaux que ceux des garçons que je
               détestais. Ma finesse me démarquait déjà très nettement des autres garçons de mon entourage.
               Mes  horaires  peu  chargés  me  permettaient  de  me  retrouver  souvent  seul  à  la  maison.  Me
               glissant subrepticement dans la chambre de mes sœurs encore à l'école, je farfouillais dans
               leurs  affaires,  en  extrayais  leurs  poupées,  les  habillais,  les  déshabillais,  les  coiffais,  les
               promenais dans le jardin, me racontant des histoires, mettant en scène de véritables pièces de
               théâtre. Ces délicieux moments volés, à dialoguer avec mon imaginaire, avaient toutefois leur
               prix.  Dès  leur  retour,  trouvant  leurs  effets  personnels  en  bataille,  les  trois  harpies  se
               déchaînaient sur leur petit frère, décidément exaspérant, qui investissait leur domaine, secteur
               réservé aux filles. Crânement, les jeunes filles défendaient leur intimité et leurs biens. Gifles,
               coups, morsures, plaies et bosses sanctionnaient ces ingérences.
               Dans cette nouvelle configuration familiale, je me sentais comme une pièce rapportée : je ne
               trouvais  pas  ma  place.  Involontairement  délaissé  par  ma  mère,  que  son  nouvel  amant
               accaparait, je perdais pied comme un somnambule qui trébuche et commençais à glisser dans
               une solitude, une perdition propice à tous les dangers. Une tristesse insidieuse envahissait tout
               mon être.
               Ne sachant plus à quel saint se vouer, ma mère prit divers avis autour d’elle et s’y résigna
               avec humilité. Pas plus que moi, elle ne maîtrisait son destin, débordée par ses émotions et la
               complexité  d’une  situation  en  permanente  évolution,  instable.  Une  psychologue  entra  en
               scène. De son  autorité de  spécialiste, elle prescrivit, en guise de remède, une séparation…
               Cette  famille modeste n’imaginait  pas  remettre en question  l’avis  d’une professionnelle de
               l’âme, cet avis fût-il parfaitement sot, absurde et révoltant.



                                                                                                       16
   11   12   13   14   15   16   17   18   19   20   21