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Par un dimanche ensoleillé du printemps 1953, une nouvelle fois, le piège allait se refermer
               sur moi qui posais tant de problèmes, et me démontrer le caractère par définition fugitif des
               instants de bonheur. Toute la famille fut conviée à un enlèvement ourdi dans le secret. Les
               oncles, les tantes et les cousins furent invités, pour faire diversion. On rit, but, dansa, chanta
               dans le jardin, comme pour une grande fête. Tout semblait parfait au point que, même avec le
               bloc des trois sœurs, la concorde paraissait régner. Ce jour-là pourtant, Maman ne me quitta
               pas d’une semelle.
               Ce fut en fin de journée que le ciel me tomba sur la tête, quand mon parrain et ma marraine
               me  prirent  à  part  pour  me  dire  que  je  partais  le  soir  même  vivre  avec  eux  à  Genève. A
               l’annonce si brusque de mon départ, et à l’idée de devoir quitter ma mère, je fus tellement
               surpris et terrifié, que je m’agrippai à elle de toutes mes forces, ne voulant pas partir. Elle me
               souleva de terre, me prit dans ses bras, et me serra si fort contre son cœur que je compris
               qu’elle aussi avait de la peine pour moi. Je fus presque arraché de ses bras par mon parrain
               qui, pressé de m’emmener avec lui, m’attrapa, et sans délicatesse, m’enleva brusquement à
               ma  mère  que  je  quittais  en  sanglotant,  emportant  avec  moi  la  même  douleur  que  j’avais
               éprouvée le jour où j’avais perdu mon père pour toujours.
               Ce  parrain  dur,  pétri  d’idéologie  disciplinaire,  déployait  une  autorité  à  l’ancienne,  et  la
               marraine, tendre et dévouée, s’émerveillait de pouvoir accueillir un joli petit garçon, elle qui
               n’avait pas eu d’enfant. Voilà le nouvel environnement affectif qui m’accueillit. Déraciné une
               fois de plus, je n’en finissais pas de penser à ma mère. Cahin-caha, il me fallut  pourtant me
               faire à mon sort.
               Le divorce providentiel de ce couple, après moult scènes épiques auxquelles je fus contraint
               d’assister, mit fin à mon exil. Avec un bonheur fou, petit garçon inclassable, je pouvais, une
               fois de plus, reprendre le chemin de la maison et voluptueusement plonger dans les bras de
               cette mère à la silhouette ample, qui représentait mon seul ancrage affectif dans la vie : une
               étoile polaire douce et chaleureuse. Après plusieurs mois d’absence, je fus accueilli avec joie,
               même par l’usurpateur du rôle paternel, et aussi par mes trois sœurs. Maman, mine de rien
               très éprouvée par mon absence, me choya sans retenue.
               Une  bonne  surprise  m’attendait pour  mon  retour  :  la  construction  d’une  maison  dans  le
               quartier de Chantemerle, à Nyon. Ce projet dynamisait la famille, favorisait son homogénéité,
               sa cohésion. Un grand jardin potager, des arbres fruitiers, une belle pelouse, des haies et des
               bosquets, et même une petite rivière, seraient l’environnement qui promettait des escapades
               propices à la rêverie, tout un biotope à découvrir, à observer. Très près de la maison, une
               gravière formait un monde à part, tout à fait particulier. Un petit lac s’y était formé, autour
               duquel  poussaient  des  roseaux  que  l’on  entendait  bruire  dans  le  vent.  De  l’autre  côté  se
               trouvait une immense décharge dans laquelle dégringolaient les objets les plus hétéroclites,
               jusque dans le bas du ravin. Cet endroit irréel, lunaire, où la nature reprenait ses droits, ce
               microcosme isolé du reste, qui se suffisait à lui-même, me fascina immédiatement. Ce serait
               mon  aire  de  jeux,  mon  domaine,  mon  repli,  le  réceptacle  vivant  de  mes  joies  et  de  mes
               chagrins.
               Seul bémol à ce bonheur à venir, les réunions de prières salutistes, auxquelles deux à trois fois
               par semaine j’étais tenu d’assister stoïquement, la mort dans l’âme, avec ma grand-mère et ma
               mère. Les sermons des salutistes étaient entrecoupés de cantiques qui n’en finissaient plus. Il
               fallait boire la coupe jusqu’à la lie, qui prenait la forme d’une parente rabelaisienne. Une de
               mes tantes capitaine de cette armée du salut, énorme et barbue, me faisait peur. A peine me
               voyait-elle  arriver  qu’elle  se  jetait  littéralement  sur  moi  pour  m’embrasser,  frottant  sans
               délicatesse  ses  joues  contre  les  miennes,  qu’elle  écorchait  de  sa  barbe  hirsute.  Puis,  me
               reposant à terre brusquement, elle s’esclaffait d’un rire tonitruant qui me terrifiait.




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