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Le laminoir scolaire
« … Si l’on guérit parfois de la cancrerie, on ne cicatrise jamais tout à fait des blessures
qu’elle nous infligea. »
PENNAC D ; Chagrin d’école, Gallimard, Paris 2007, p. 95.
En novembre 1955, alors que je venais de fêter mes neuf ans, on m’inscrivit dans une
nouvelle école, loin de chez moi. Faisant fi des consignes de sécurité que j’avais reçues, je ne
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résistai pas à l’attrait des chemins de traverse. Mes méditations solitaires au bord de la rivière
me valaient des retards, à l’école comme à la maison. J’étais réprimandé des deux côtés.
Engagé de manière désastreuse, le processus scolaire fit rapidement figure d’engrenage
malsain. Ce présent qui semblait figé dans l’adversité promettait une gamme riche en
déconvenues. Dès les premiers jours de classe, petit môme fluet à la gestuelle délicate, à la
peau diaphane parsemée de taches de rousseur, je fus la cible consacrée de quolibets faciles de
la part d’autres écoliers. Les uns me traitaient de merde de laitier, de poil de carotte, et
d'autres encore de fromage blanc, bronzé à travers une passoire. Seul de mon espèce, je faisais
face comme je le pouvais au déchaînement de méchanceté classique qu’engendre trop souvent
celui qui se démarque des autres. L’existence d’un bouc émissaire, on le sait, favorise la
cohésion du groupe. « Fillette, tapette, lopette ! », rien ne me fut épargné. Le fait que je
pratique la danse classique représentait un prétexte facile à ce lynchage verbal. A l’unisson, la
meute ne me lâchait pas.
La maîtresse d’école, bien loin de sévir contre ces persécutions, emboîtait le pas à sa classe,
rendant le petit mouton noir que j’étais à ses yeux, responsable du trouble que ma personnalité
suscitait. Pour un oui pour un non, elle me tirait les oreilles, me perçait le lobe jusqu’au sang,
de ses ongles qu’elle avait très longs et très pointus.
A peine arrivé à la maison après une journée éprouvante, je me faisais gronder pour mon
retard, avant même d’avoir pu déverser ma peine. Les rancœurs, toujours plus
incommunicables et verrouillées, s’accumulaient sans que personne n'y prenne garde. C’est
dans cet état d’esprit que je me tournai vers la nature, interlocuteur silencieux et consolateur,
exutoire d’un mal-être qui me submergeait déjà. Je m'échappais régulièrement après l'école
dans la gravière, au beau milieu de ce paysage fantasmagorique, où je passais des moments de
contemplation extatique, à rêver d’un monde différent et à regarder évoluer les libellules aux
ailes translucides, irisées comme les voiles d’une fée, qui survolaient le petit lac.
Dans ce biotope dont je connaissais les moindres recoins, l’éclosion des œufs de grenouilles
m’inspirait un défoulement pulsionnel, destructeur et sadique, que je mettais irrésistiblement
en œuvre, spectateur étonné de moi-même. Lorsque libérés de leurs poches visqueuses, les
têtards par milliers se mettaient à nager en tous sens, une émotion bizarre me saisissait. Juste
après l’éclosion des œufs, l’eau du petit lac ordinairement de couleur verte se muait en un
liquide presque noir. Je remplissais alors un bocal trouvé à la décharge de ces têtards
fraîchement éclos. Puis, cherchant aux alentours une pierre bien incurvée sur laquelle, quand
je l’avais trouvée, je vidais mon bocal de son contenu, je me mettais frénétiquement et
sadiquement à les écraser, les réduisant en une espèce de purée noirâtre. J’accomplissais ainsi
un geste incontrôlable, que je ne maîtrisais absolument pas, sorte de cérémonie absurde dont
je ne m’expliquais ni la raison ni le but. Étrangement, après avoir accompli ce rite macabre, je
me sentais envahi d’une sensation de bien-être inexplicable !
Pourtant, Dieu sait si j’adorais les animaux ! Lorsque, dans la décharge voisine, je trouvais,
horrifié, jetés là par des inconscients, des petits chats ou des chiots, le plus souvent estropiés
par leur chute, ou des chatons de quelques jours asphyxiant dans des sacs de plastique ou des
2 Il s’agit de l’Asse, à Nyon
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