Page 21 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
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fûmes conviés à l’étage et prîmes place dans une pièce dont un rideau cachait l’alcôve. Sans
complexe, le jeune maître des lieux se déshabilla devant ses trois convives ébahis, puis, nu
comme un ver, ouvrit majestueusement, d’un geste ample, le rideau qui cachait un lit. Sur ce
lit était prisonnière une adolescente également nue, les poignets attachés au-dessus de la tête.
Avec effarement et stupeur, je reconnus la sœur de mon dominateur, elle aussi soumise à sa
funeste autorité malsaine. Après s’être masturbé pour se mettre en appétit, le frère incestueux
se jeta sur le lit, écarta les jambes de sa victime pour la pénétrer sauvagement. Visiblement
excités, les deux observateurs inconnus, apparemment ravis du spectacle, se masturbaient
avec exaltation, sans aucun complexe. Moi, j’étais horrifié, profondément perturbé d'assister à
pareil spectacle. Après cette scène terrifiante, tremblant de tous mes membres, le cœur battant
la chamade, la respiration courte, je courus me réfugier dans la gravière. Un long moment fut
nécessaire pour me reprendre, spectateur de ce chaos intérieur qui avait pris possession de
mon corps comme de mon esprit. Le soir, je me dérobai aux questions de ma mère, à laquelle
mon trouble n’avait pas échappé. Cette nuit-là, je me débattis dans des cauchemars sans fin.
Avec l’énergie du désespoir, je tentais d’échapper au violeur…
Chassés du nid
A part le petit dernier, aux prises avec ses difficultés dont personne ne semblait prendre la
mesure, la famille prospérait : succès professionnels pour les parents, examens réussis pour
les sœurs.
Mais soudain, pour tous, le ciel s’assombrit. Une usine qui produisait des briques et des
tuyaux en béton s’installa à deux pas de la maison, saccageant l’un après l’autre les champs
voisins, répandant une poussière qui pénétrait partout, sans parler du vacarme assourdissant et
d’un incessant va-et-vient de camions. Prise de possession du territoire, profanation brusque
et sans remède, grand déploiement de brutalité industrielle qui bouleversa, ravagea le biotope
dont je connaissais chaque herbe, chaque recoin, et transforma le petit lac des méditations en
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banale et sordide flaque de boue.
La tonitruante production augmentait chaque jour, engendrait trafic et entreposages toujours
plus envahissants. La famille survivait désormais, en état de siège. Mal conseillée, elle s’était
fait gruger dans l’achat d’un terrain classé à son insu en zone industrielle. Symboliquement
indemnisée, la tribu dut faire le deuil de son rêve : posséder sa propre demeure. Tout mon
environnement était bouleversé ; mon espace de repli n’existait plus. La villa au crépi vert,
vidée de ses habitants, serait recyclée en simple entrepôt.
Les chagrins déjà traversés ressurgissaient dans toute leur vérité et s’ajoutaient à l’actuel
désarroi. Petit garçon de onze ans, j’avais déjà vécu bien des arrachements, contre lesquels ma
mère ne pouvait rien. L’ancrage familial vola violemment en éclats. Exilés, nous nous
réfugiâmes tous les six à Nyon et investîmes un appartement exigu et sans vue.
Piégé dans un environnement soudain rétréci, que je pris immédiatement en grippe parce que
je détestais ma nouvelle école, rêveur épris de liberté, je choisis l’évasion, les chemins de
traverse pour fuir le béton du centre-ville. A l’écart de l’agglomération, je passais de longs
moments au cimetière, lieu mystérieux et apaisant, aire de méditation, refuge protégé par de
hauts murs d’enceinte. Seul, je tentais de pénétrer le mystère de la mort, dialoguais
longuement, mystérieusement, avec mon père, m’attendant presque à le voir apparaître, ici ou
là, déversant ma tristesse et mes tourments dans cet espace où j’étais sûr de ne pas rencontrer
les persécuteurs de ma classe. Une longue balade qui me voyait passer par le port et
3 Il s’agit de l’entreprise Challande, fondée en 1950, spécialisée en matériaux de construction. Depuis, la
gravière a été remblayée et toute la zone, construite.
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