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totalité.  Juste  en  face,  une  vue  superbe  du  Mont-Blanc  perpétuellement  enneigé,  que  les
               couchers de soleil des belles saisons parent d’un rose profond et font ressembler parfois à une
               gigantesque meringue chapeautée de crème Chantilly.



               Après notre pénible départ de Chantemerle, ma mère s’était ressaisie. Elle prit en gérance le
               kiosque à tabac, journaux et souvenirs le plus fréquenté de la ville qui faisait partie intégrante
               de  la  nouvelle  demeure  familiale,  construite  de  plain-pied,  et  qui  donnait  sur  la  place  du
               château.  Une  foule  d’inconnus,  de  célébrités  et  d’habitués  y  défilait  journellement,  avec
               toujours  un  mot  gentil,  un  regard  bienveillant  parfois  amusé,  intrigué  et  intéressé  par  moi
               l’attraction du lieu, le jeune rouquin gentiment surnommé par certains Poil de Carotte, mes
               nombreuses taches de rousseur faisant recette auprès des Américains de passage. Parmi les
               célébrités de l’époque et les nombreux clients réguliers se trouvaient entre autres l’acteur Yul
               Brynner et beaucoup d'autres stars qui habitaient à l'année ou en saison estivale sur les rives
               du lac comme au centre de cette petite cité déjà touristique et très prisée par les  étrangers
               fortunés.
               J’avais pris mes quartiers au dernier étage dans les combles de cette nouvelle demeure, belle
               et grande. Eternellement en mal d'affection, de complicités, d’épanouissement, je trouvai dans
               le monde animal ce qui me manquait tant. Dans un des greniers de la maison, j’avais aménagé
               une volière, un monde magique qui représentait pour moi un espace d’évasion, d’observation
               et de création artistique. Plusieurs espèces de perruches multicolores au plumage chatoyant y
               évoluaient ; certaines même me suivaient en toute liberté de leurs volières à ma chambre et
               jusque dans les  parties  communes. Quelques-uns  de ces  volatiles,  que j’avais  dressés avec
               patience et beaucoup de douceur,  me permettaient de donner de petits spectacles pour mes
               rares camarades ébahis par mes exploits. Dans le même temps j’adoptai sans autorisation une
               chienne Bouvier Bernois, race d’origine suisse, récupérée dans une ferme des alentours, dont
               les propriétaires ne voulaient plus. Cette chienne que j’avais prénommée Lisette, tout comme
               ma  sœur  aînée,  ne  manquait  pas  de  déclencher  disputes,  quiproquos  et  agacements  à
               répétitions.  Elle  incarnait  pour  moi,  qui  étais  plutôt  solitaire,  un  alter  ego,  un  refuge,  un
               rempart  contre  l’adversité ;  elle  était  mon  amie,  ma  confidente.  Nous  étions  devenus
               inséparables  et  nous  comprenions  d’instinct.  Grande,  calme,  affectueuse  et  fidèle  à  ses
               maîtres,  cette  race  a  en  effet  un  fort  besoin  de  contact  humain ;  ce  bouvier  est  même
               surnommé par certains « pot de colle » en raison de son grand attachement à ses patrons. Sa
               nature de gardien fait en sorte qu'il fait preuve de méfiance envers toute autre personne que
               son maître. Mais voilà que le Russe compagnon de ma mère, qui décidément n'avait aucune
               pitié  pour  les  animaux  domestiques  ni  pour  mes  aspirations,  décida  qu’il  fallait  me  retirer
               cette  chienne  de  plus  en  plus  hargneuse  à  son  encontre,  encombrante  et  possessive  envers
               moi, et qui ne laissait à part ma mère aucune autre personne m’approcher de trop près. Un
               jour, sans autre forme de procès, alors que j’étais à l'école, dans le secret le plus absolu, on
               expatria Lisette bis que je ne revis jamais malgré mes nombreuses recherches.
               Cet énième coup de couteau dans le dos m’inspira d’abord une immense tristesse, puis une
               rancune vivace d’enfant trahi contre celui qui resterait à mes yeux un intrus et pour qui depuis
               toujours je n'éprouvais que mépris et haine. Pendant des mois, au grand dam de ma mère,
               meurtri,  révolté,  désespéré,  je  m’entêtai  à  rester  seul  dans  les  combles  de  la  maison  dont
               j’avais  fait  mon  domaine.  J’y  restai  plusieurs  semaines  reclus  dans  un  mutisme  absolu,
               n'adressant plus la parole à quiconque.






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