Page 28 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 28

duquel, suspendu par une chaîne, un tableau insolite d’une beauté trouble m'interpella sans
               que je sache vraiment pourquoi. J’y voyais des personnages déchirés, tourmentés, violemment
               peints en noir et blanc, tous animés d’un mouvement extraordinairement douloureux. C’est
               dans  ce  cadre  étonnant  que,  subjugué,  tourmenté  moi  aussi,  j’entrai  en  résonance  avec  la
               sensibilité et l’œuvre mystique de Louis Soutter, peintre maudit par son époque et sa famille,
               qui le considéra comme fou et finit par le faire interner dans un asile psychiatrique les dix-
               neuf dernières années de sa vie. Ironie du sort : comme tant d’autres, ce peintre écorché vif,
               qui vécut dans la misère la plus noire, voit aujourd’hui, bientôt un siècle après sa mort, sa cote
               au plus haut. Quant à sa classification dans le mouvement de l’art brut, elle est aujourd’hui
               controversée.
               Moi l’écolier fugueur, je retrouvais dans cette pièce le luxe et la sensualité auxquels je rêvais
               et  que  j’avais  déjà  largement  expérimentés  avec  Althea,  ma  belle  Américaine.  Installé
               confortablement  dans  un  fauteuil  moelleux,  j’entendis  pour  la  première  fois  de  ma  vie
               quelqu'un  me  dire  que  j’étais  beau.  Après  une  ou  deux  coupes  de  champagne  et  quelques
               caresses délicieusement prodiguées, mon hôte m'emmena tout naturellement vers une étreinte
               comme je n’en avais jamais connue et la révélation d’une intensité fabuleuse, un pur bonheur.
               Aucune  vulgarité  dans  le  geste  ni  dans  la  forme.  Une  vraie  tendresse,  une  délicatesse  que
               jusque-là  personne  ne  m’avait  encore  offertes,  exactement  ce  dont  j’avais  besoin ;  je  me
               régalais à l’envi de tout cet amour en faisant fi du reste. Dès les premiers instants où je me
               trouvai nu devant cet homme, l’évidence apparut. Les questions mille fois retournées dans ma
               tête  et  restées  jusque-là  sans  réponse  en  trouvaient  une.  Oui,  j’aimais  les  hommes,  oui,  je
               pouvais faire l’amour avec un semblable sans que ce soit un acte vicieux ou maladif. Assouvis
               par  cette  merveilleuse  étreinte,  heureux,  comblés,  nous  nous  endormîmes  jusqu’au  soir
               enlacés, et j’éprouvai la sensation d’être comme réfugié contre son corps, protégé de tout.
               A  la  faveur  du  contexte  particulier  de  ma  vie,  dans  cet  épisode  vécu  par  moi  de  manière
               jubilatoire, on ne peut s’empêcher de se demander quels étaient ma réelle marge de liberté
               intérieure,  la  validité  de  mon  consentement,  le  poids  et  l’influence  de  mon  passé.  « Actes
               d’ordre  sexuel  avec  des  mineurs »,  voilà  un  délit  que  l’article  187  du  code  pénal  réprime
               d’une  peine  privative  de  liberté  pouvant  aller  jusqu’à  cinq  ans.  Pourtant,  cette  relation
               consentie  avec  le  peintre  renommé  de  dimension  nationale  durera  et  se  renouvellera  avec
               bonheur et gourmandise, à satiété, jusqu'à ma première arrestation et mise sous verrous.
               Le fardeau scolaire ne promettait pas les mêmes enchantements orgasmiques… Sans rappel à
               l’ordre ni avertissement, au vu de mes absences, je fus mis à la porte de l'école Villamont, en
               attendant de subir le même sort dans un autre établissement, privé également, à Lausanne :
               l’école Piotet.
               Entre Genève pour mes cours de danse classique, Lausanne pour ma scolarité et Vevey, où
               j’avais  été  admis  deux  fois  par  semaine  à  l'école  des  beaux-arts,  j’ondoyais  entre  courtes
               fugues et premières sorties nocturnes interdites aux mineurs de mon âge.



               Mutations familiales et fichiers de police
               Sur le point de convoler, mes sœurs quittèrent chacune à leur tour le foyer familial. Après
               avoir renoncé au kiosque pour des raisons d'ordre pécuniaire, ma famille se retrouva dans une
               HLM en périphérie de Nyon. Aussi prenais-je le large de plus en plus souvent pour m’évader
               de ce monde rétréci où, décidément, je ne trouvais pas ma place.
               Qu’éprouvait ma mère débordée par la conduite de ce benjamin, si ardemment désiré, mais
               qui  faisait  éclater  autour  de  lui  tous  les  schémas relationnels  classiques  ?  Perdue,  elle
               n’arrivait pas à décoder les besoins de ma personnalité complexe, même si, et je le savais,
               j’étais très cher à son cœur. Comprendre mes aspirations et les ressorts de mon comportement,
               qu’elle  estimait  imprévisible  et  étrange,  se  situait  hors  de  sa  portée.  Dépassée  par  les

                                                                                                       28
   23   24   25   26   27   28   29   30   31   32   33