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Quand le corps lâche
Un après-midi, après être rentré de l’école en l’absence de ma mère et de son amant, j’étais
seul à la maison avec ma sœur aînée. J’allai aux toilettes pour y faire pipi et ressentis, terrifié,
une violente brûlure, angoissante, qui parcourait mon urètre : j’urinais du sang. Affolé, j’en fis
part à ma sœur et c’est avec elle seule qu’il me fallut faire face à cette inquiétante situation.
Consulté d’urgence, le médecin de famille ordonna sur le champ et sans tergiverser mon
hospitalisation immédiate à la Clinique infantile universitaire de Lausanne. Encore fallait-il
s’y rendre… Ma sœur prit les devants en embarquant son petit frère inquiet, dans le premier
express Nyon-Lausanne. Non sans mal, nous parvînmes enfin à bon port. Sur place, je fus
immédiatement pris en charge par un spécialiste en néphrologie. Papillon, de son vrai nom,
était un médecin de grande taille, grassouillet, à la mine plutôt joviale, aux joues bien rondes,
au teint légèrement rougeâtre. Sous sa blouse se devinait une chemise à rayures bleues et
blanches, le col paré d’un énorme nœud papillon comme pour imager son nom et éviter qu’on
l’oublie. L’énorme nœud papillon, à peine plus petit que ceux que portent les clowns, lui
donnait l’air d’avoir la tête collée aux épaules. Cet homme, qui de prime abord
m’impressionna et me fit peur de par sa stature, me prit immédiatement en affection. Dès le
premier contact, je me sentis en sécurité, moi qui pour la première fois de ma vie devais faire
face à un environnement médical impressionnant. Ma première nuit dans ce contexte
hospitalier ne fut pas de tout repos. Le lendemain de mon admission, les premiers examens
révélèrent une glomérulonéphrite aiguë infectieuse, grave pathologie des reins nécessitant des
traitements lourds et pénibles : sondes introduites dans la verge, multiples piqûres, perfusions
en tout genre, ponctions lombaires… Tout l’arsenal à disposition fut mis en œuvre. Grâce à
l’empathie d’un corps médical plein d’humanité, je me montrai stoïque, docile et coopératif.
Aux manipulations douloureuses de mon corps s’ajoutait un spectacle qui me bouleversait :
celui de la souffrance d’autres enfants, atteints de maladies graves souvent mortelles.
Régulièrement, dans les couloirs de la clinique, je croisais, impressionné, un enfant en chaise
roulante, harnaché d'un attirail médical particulièrement surprenant et encombrant : des
tuyaux lui pénétraient dans les narines et la trachée, un tube de verre, oxygénateur artificiel
indispensable à sa survie faisait un bruit de soufflerie mécanique. Je pensais alors : pourquoi
tant d’efforts et de technique juste pour échapper à la mort ? Pourtant je découvris chez ces
jeunes malades des personnes tellement plus douces et compréhensives que mes congénères
tortionnaires de l’école ! Je me posai alors cette question : fallait-il que l’être humain soit
condamné à souffrir ou à mourir à brève échéance pour devenir bon ou pour l’être tout
simplement ?
Durant toute mon hospitalisation, journellement confronté à la souffrance et à la mort, je
vivais des nuits morcelées de cauchemars. Je me réveillais souvent en sueur, le souffle court,
assiégé par la présence de la grande faucheuse de noir vêtue qui rôdait tout autour de moi et
investissait mon esprit. Seules l’attention, la délicatesse et la prévenance d’un personnel
médical plein de générosité me permirent de tenir le coup. Dans la foulée de l’hospitalisation,
peu de temps avant ma sortie, on procéda à l’ablation de mes amygdales, pratique à l’époque
systématique et très douloureuse. Cette intervention me laissa un goût amer, un souvenir
indélébile, pire que ce que j’avais dû endurer pour guérir de cette vilaine glomérulonéphrite
aiguë.
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