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L’envoûtement de la danse
« Que se passerait-il si, au lieu de construire seulement notre vie, nous avions la folie ou la
sagesse de la danser ? »
GARAUDY R ; Danser sa vie. Seuil, Paris 1973 p. 13.
Le bâtiment qui abritait ces réunions bondieusardes ne promettait pas que la rédemption par la
prière. Un enchantement s’y nichait, ébauche libératrice d’un rêve qui contrastait avec le
reste : dans l'une des nombreuses salles du bâtiment, des petites filles suivaient des cours de
danse classique, prodigués par une femme. Les miroirs, les tutus de tulle aérien, comme des
ailes de libellules, le grand piano à queue et les jeunes corps tendus comme des arcs qui
évoluaient souplement, en poses gracieuses… Cette ambiance m’attirait - sensation nouvelle
pour moi - le gamin qui peinait tant à trouver sa place. A chacun de mes passages devant cette
salle des merveilles, je pouvais glisser un œil dans un monde de raffinement, un monde taillé
pour moi. Fasciné, captivé, attiré comme un papillon vers la lumière, je déjouais la
surveillance de mes vertueuses gardiennes pour m’infiltrer dans cet espace enchanté.
Inévitablement, ma grand-mère me ramenait manu militari au bercail, forte de sa conviction
que les entrechats ne convenaient pas au sexe fort. Mais mon manège n’avait pas échappé à la
maîtresse de ballet, ex danseuse étoile russe, plus toute jeune mais encore très belle, qui
ressentit très vite ce qui se jouait dans mon cœur de petit voyeur. Elle invita un jour ma mère
et moi à assister à l’un de ses cours. Cette offre suscita force controverses familiales mais,
finalement vainqueur, je gagnai le bonheur, deux fois par semaine, d’intégrer le petit groupe
de ballerines dont je fus, jusqu’à treize ans, le seul garçon. Entrée en résonance avec la
sensibilité de son nouvel élève, cette enseignante devint mon mentor. Elle crut en moi,
m’encouragea et me dispensa gratuitement des cours particuliers.
Bien plus tard, quand, jeune homme plein de promesses, je fus engagé au conservatoire de
danse classique de Genève, je vis mon talent brisé par un instructeur qui entendait me mater
comme on mate les fauves. Il croyait dur comme fer aux vertus des coups de bâton et aux
bienfaits d’un climat disciplinaire extrêmement dur que, même jeune prodige, je ne
supporterais pas.
Une nouvelle demeure
Ma famille allait vivre enfin une véritable promotion en s’installant dans une nouvelle
demeure flambant neuve conçue sur mesure pour elle. Elle étrennait un mobilier tout neuf,
acheté sur catalogue, dont Maman n’était pas peu fière : fauteuils en bois clair de style
nordique, capitonnés de couleurs vives, inconfortables mais si beaux et si modernes ! Des lits
avec entourages identiques pour les quatre enfants, qui, pour une fois, n’auraient pas
l’occasion de se jalouser. Valse des cartons qui occupent tout l’espace, recherche de
l’emplacement idéal pour chaque objet que l’on peine à localiser, discussions animées et
constructives, mettant en scène les priorités de chacun et les rapports du groupe, euphorie
communicative… toute la famille tirait le même char. Les premiers mois qui suivirent
l'installation furent vécus par tous comme un rêve heureux.
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