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Complètement débordée par la situation, Maman ne fut pas en mesure de défendre ses intérêts
               ni de protéger sa nichée contre les divers prédateurs, souvent proches parents qui profitèrent
               de la situation. Privée de ressources, cette jeune femme sans défense, après avoir perdu son
               époux, perdait sa maison. Elle dut tout abandonner presque sur le champ et se réfugia avec ses
               quatre enfants chez des parents à Nyon. Plus que jamais, j’aurais eu besoin de me blottir dans
               le giron de ma mère, mais la famille maternelle en décida autrement : pour des raisons de
               commodité et sous la pression de la famille paternelle qui voulait me récupérer, je fus placé à
               Begnins, chez le frère aîné de mon père, déjà papa de six enfants.
               Dans cette trajectoire de vie et jusqu'à la fin de mon adolescence, il est frappant de constater
               qu'à  chaque  coup  du  sort  et  à  chaque  fois  que  je  rencontrerais  un  problème,  mon  milieu
               familial tentera de le résoudre par l’éloignement des miens. Cette relégation non expliquée
               chez mon oncle, première d’une longue série de placements, représenta pour le petit garçon
               que j’étais un abandon aussi douloureux et pas plus acceptable que la mort de son père.
               J’arrivai donc contraint et forcé dans une fratrie de cinq filles et un garçon. Je volais la vedette
               à ce dernier en déployant mon talent précoce pour l’improvisation. Souvent le soir, avant le
               coucher, mon oncle me déposait sur la table de la cuisine comme une marionnette et on me
               faisait chanter, danser, même si le cœur n’y était pas. Cette focalisation de l’intérêt sur ma
               personne avait son prix : dès que nous nous retrouvions en tête à tête, avec mon cousin déchu
               de son trône, celui-ci réglait ses comptes avec toute l’ardeur que peut inspirer la jalousie d'un
               rival qui, à ses yeux, comptait plus que lui. Dès que nous étions seuls, il me pourchassait, me
               sautait  dessus,  me  frappait  avec  une  violence  inouïe.  Cette  persécution  allait  connaître  un
               paroxysme qui ferait étonnamment rentrer les choses dans l’ordre. Un beau jour, mon cousin,
               bien décidé à régler ses comptes une fois pour toutes, me projeta de toutes ses forces en pleine
               figure une énorme pierre qui me fracassa le nez. L’alerte fut assez sérieuse pour mettre un
               terme  à  des  velléités  d’adoption  dont,  bien  entendu,  principal  intéressé,  j’ignorais  tout.
               Prévenue  de  l'incident,  ma  mère  bouleversée  vint  sur  le  champ  récupérer  son  fils  et  je
               retrouvai pour un temps la douce chaleur du sein maternel, dont j’avais tant besoin.


               Un beau-père venu d’ailleurs, troisième déménagement
               Alors que mon père reposait au cimetière depuis à peine un an, la jeune veuve ne pouvait
               rester seule avec ses quatre enfants, sans formation ni ressources. Débordée par le quotidien,
               elle fit la connaissance d’un homme que lui présenta son père. Celui-ci avait très vite nourri
               l’idée  qu’il  fallait  absolument  que  sa  fille  retrouve  au  plus  vite  quelqu’un  capable  de
               l’assumer, elle et ses quatre petits. La jeune femme s’éprit rapidement de cet homme venu
               d’ailleurs, Nicolay Nikaridzée, Russe blanc d’origine géorgienne, qui convenait parfaitement
               à la jeune veuve qu’elle était. Dès les premiers jours de leur rencontre, tout alla très vite. Dans
               les mois qui suivirent, la famille recomposée, dotée d’un nouveau père, emménagea dans une
               grande maison entourée  d’un jardin,  de bosquets  fleuris  et  d’un potager. Le  nouveau venu
               était  un  bel  homme  aux  yeux  très  noirs  en  amande,  à  l’abondante  chevelure  de  jais,  qui
               arborait une moustache tout aussi noire et bien fournie que ses cheveux, coiffés à la Clark
               Gable, et qui ressemblait étrangement à Staline.
               Excepté moi, le petit dernier résistant et réticent, tout le monde regardait et adulait cet homme
               devenu pour tous  le sauveur tombé à pic, assez généreux pour prendre sous  son aile et sa
               protection une veuve et ses quatre orphelins, pour les mettre à l’abri de la misère. Mais voilà,
               moi  l’irréductible,  je  ne  voulais  pas  entendre  parler  de  ce  père  de  substitution  que  l’on
               m’imposait. Cette présence étrangère me blessait comme une profanation de la mémoire de
               mon père, du vrai, du seul et unique qui comptait pour moi. Du haut de mes six ans et demi, je
               toisais  donc invariablement cet  inconnu qui  me prenait ma mère et,  systématiquement,  me
               soustrayais avec insolence à ses tentatives d’approche.

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