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sans penser aux conséquences que provoqueraient en elle ces tout premiers plaisirs. Après
avoir profité du don de sa virginité que ma mère lui avait fait, le jeune bellâtre disparut aussi
vite qu’il était arrivé avec le cirque pour lequel il se produisait. Il laissa là, sans un au revoir,
la belle jeune fille de seize ans rousse au teint de pêche, aux formes généreuses, aux joues
roses, qu’il avait déflorée sans vergogne, ignorant à jamais qu’il était père d’un enfant qu’elle
aurait. La belle jeune fille insouciante, effacée, portant en elle le fruit de la honte, le ventre
ensemencé déjà rond de quelques mois, eut la chance de rencontrer mon père qui, fou
amoureux d’elle l’épousa, acceptant le petit être qui se développait en elle comme sa propre
progéniture !
Puis ce fut l’arrivée de Marie-Madeleine et Françoise, de trois et deux ans mes aînées, toutes
deux filles légitimes de mon propre père.
Alors que les contractions se rapprochaient, de plus en plus violentes, et que les douleurs
arrachaient littéralement les reins de ma mère, celle-ci avait-elle seulement le loisir de
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penser ? En mettant au monde son quatrième enfant, après trois filles, elle risquait le tout
pour le tout et le savait. Son mari avait été clair : une quatrième fille signifierait la dislocation
du foyer, déjà bien érodé. Conduit à la violence par son désarroi, mon père, exaspéré par ces
arrivages féminins à répétition, avait promis d’occire la prochaine fillette qui se présenterait,
et d’abandonner le foyer. C’est donc imprégné par la menace d’une destruction brutale qu’à
peine fécondé, le fœtus que j’étais encore se développa entre dérive et chaos, et la
vertigineuse solitude existentielle de ma mère : seule Dame Nature conduisit la barque
pendant les neuf mois de ma gestation. On peut comprendre que, dans pareilles conditions de
suspense, j’aie hésité à montrer le bout de mon nez. Pourtant fou amoureux de sa femme, mon
père avait fait de son obsession d’engendrer un garçon une question de survie, pour lui
comme pour les siens. Pour l’honneur, pour le nom, pour la transmission des valeurs qui lui
étaient chères, seul un petit mâle pouvait désormais lui convenir. Plus souvent au bistrot qu’à
la maison, il avait basculé dans l’irrationnel. Il noyait son attente dans l’alcool, pour
l’exorciser, l’éloigner, la cacher.
Du premier mois de ma conception jusqu'à l’imminence de mon expulsion et de mon premier
cri, il s’éloigna de ma mère et la laissa seule devant ses angoisses, désertant ses
responsabilités familiales. Il était plus souvent dans les cafés qu’à la maison, si bien que sa
dérive entraîna très vite ma mère et ses trois filles à se retrouver sans le moindre sou face à un
homme devenu violent qui, le peu de fois où il rentrait à la maison, promettait de tuer son
enfant si jamais sa femme n’accouchait pas d’un garçon.
Pratiquement abandonnée à son triste sort, perpétuellement menacée, à bout de forces, ma
mère avait trouvé refuge chez une de ses tantes, qui, par charité, l’avait accueillie avec mes
trois sœurs sous le bras. Cette petite cohorte familiale se serrait tant bien que mal dans cette
modeste et vieille demeure toutefois pleine de charme.
Mon expulsion était imminente. La sage-femme du village fut appelée en renfort. À peine fut-
elle arrivée dans la chambre, qu’arborant un large sourire, voulant détendre l’atmosphère, elle
lança d’une voix haut perchée : « Alors Liliane, c’est pour aujourd’hui ce garçon ? » Fatiguée,
ma mère qui ne retenait plus ses larmes, répondit à la sage-femme entre deux respirations
profondes, d’une voix frêle remplie de sanglots : « Et si ce n’était pas un garçon ? »
Entravée par un carcan d’angoisse, l’expulsion qui se faisait attendre ne se produisait toujours
pas, les heures passaient sans que rien ne se produise.
D’un seul coup, une violente contraction fit apercevoir une petite partie de mon crâne presque
chauve. En dépit d’autres contractions, et des efforts douloureux que ma mère endurait pour
me faire sortir de son ventre - alors que ses grossesses précédentes s’étaient toutes passées
comme une lettre à la poste - moi je résistais et ne voulais pas voir le jour si facilement.
1 Lisette, née en 1941, Marie-Madeleine, née en 1943, Françoise, née en 1944.
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