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emprunter les ruelles qui relient le lac à la Place du Château, me ramenait, faute de mieux, à la
               maison.
               Trop affectée par le déracinement qu’elle venait de vivre, Maman, effondrée, n’était pas en
               mesure de m’offrir un pôle structurant. Mes absences répétées auraient pourtant dû l’alerter. À
               nouveau déraciné, je vivais une solitude absolue, ne trouvant ma place nulle part, tributaire
               d’une personnalité inclassable, rétive aux schémas de comportements habituels.


               Correspondais-je  à  ce  que  Goethe  appelait  une  nature  problématique,  celle  qui  ne  suffit  à
               aucune situation et à qui aucune situation ne suffit ?  Meurtri très tôt par un enchaînement de
               traumatismes  massifs,  insuffisamment  protégé  par  un  milieu  familial  dont  plus  tard
               l’institution psychiatrique soulignera, à satiété, l’aspect défavorisé, ballotté comme un fétu de
               paille, je commençais à partir à la dérive.
               Souvent c’est par l’école buissonnière que je répondais aux moqueries, aux bousculades, aux
               crachats visqueux retrouvés dans mon plumier et aux autres tracasseries et persécutions des
               camarades de classe qu’on m’imposait. Ces éclipses scolaires, comme mes tenues atypiques,
               mettaient  en  verve  et  à  l'unisson  les  maîtres  d’école,  qui  recouraient  à  toutes  sortes  de
               punitions contre ce gamin décidément bien différent des autres. Coups de règles sur la pointe
               des  doigts,  retenues,  humiliations  devant  un  auditoire  ravi ;  l’école  n’en  finissait  pas  de
               labourer ma sensibilité d’adolescent perturbé. Ma douleur était parfois si insupportable, les
               injustices que je subissais à l'école tellement incompréhensibles pour moi ! Chargé de peine,
               ne  sachant  pas  à  qui  me  confier  ni  comment  faire  comprendre  ce  que  je  ressentais,  il
               m’arrivait très souvent de ne pas avoir envie de rentrer chez moi. Je m’enfuyais alors à toutes
               jambes  dans  le  bois,  au  bord  de  la  rivière,  près  de  la  maison  qui  avait  été  la  nôtre.  Là  je
               retrouvais une certaine paix : marcher en remontant le cours de la rivière m’aidait à oublier ;
               la  nature  qui  m’entourait,  le  bruit  de  l’eau,  le  chant  des  oiseaux,  l’odeur  du  sous-bois
               m’aidaient à faire le vide en moi. Je passais d’une rive à l’autre de la rivière en sautant sur de
               grosses  pierres  jusqu’à  un  endroit  où,  pour  sortir  du  bois,  je  grimpais  une  pente  raide  en
               m’agrippant aux lianes et aux branches des arbres. Et bien plus haut que la maison qui avait
               été  la  mienne,  je  me  retrouvais  en  pleine  campagne,  loin  de  toute  civilisation,  avec  des
               champs à perte de vue. Là j’échappais enfin à mes pensées les plus noires ; la mort à laquelle
               je ne cessais de penser devenait la vie seule entre ciel et terre. Je m’imaginais qu’un jour, la
               terre tout entière m’appartiendrait.
               Mais  ces  escapades  dans  les  bois  pouvaient  aussi  annoncer  le  pire.  Il  arrivait  qu’un  petit
               groupe de trois ou quatre garçons me suive discrètement et me surprenne absorbé dans mes
               pensées. Pris au piège de ces prédateurs, je savais que ce n’était pas la peine de résister, ni
               même de tenter de fuir. Ils m’attrapaient, me liaient les poignets et me déculottaient. Suivaient
               les humiliations d’usage : lazzi, insultes, commentaires sur mon petit zizi, pour les rassurer
               sur la taille du leur. Croiser le regard de leur victime, qui refusait de baisser les yeux, avait le
               don de les mettre en fureur. Alors, ils se déchaînaient : « Pédale ! Mauviette ! Lopette ! » La
               litanie  mille  fois  récitée  défilait.  Les  tortionnaires  allumaient  ensuite  une  cigarette  et  se  la
               passaient, cultivant le suspense, frôlant mon visage, m’obligeant à tirer la langue, y éteignant
               à  l’occasion  leur  mégot,  brûlant  au  passage  d’autres  parties  du  corps,  signant  de  manière
               indélébile  leur  perversité,  en  y  marquant  avec  délectation  de  petites  cicatrices  sphériques
               gravées à jamais sur mon corps. Leur besogne accomplie, les gamins détachaient à la va-vite
               leur  souffre-douleur,  puis  détalaient  à  toutes  jambes.  Une  fois  seul,  je  remontais  mon
               pantalon, puis je m’agenouillais au bord de la rivière pour pleurer en silence et m’asperger le
               visage d’eau glacée afin de soulager ma honte et ma peine. Je me sentais blessé, rabaissé,
               humilié ; j’ingurgitais ma révolte, mon dégoût pour ces garçons et le monde entier. Rentré à la
               maison, le fait de me taire m'évitait de passer pour un affabulateur.

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