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Althea, bonheur, luxe et volupté
Chaque jour qui passait creusait un peu plus l’écart entre ma famille, absorbée par ses propres
occupations, inaccessible à mes tourments, imperméable à mon monde intérieur, et moi. Mon
apparence déconcertante et mon regard souvent triste de solitaire invétéré attirèrent l’attention
d’une somptueuse et énigmatique étrangère qui passait régulièrement au kiosque pour
s’approvisionner en cigarettes et magazines de haute couture. Cette superbe Américaine d’une
grande beauté m’impressionnait. Un jour elle m’approcha avec délicatesse, m’adressa
quelques paroles affectueuses et me caressa de la main les joues, dans un geste tendre. Plus
tard, cette femme exceptionnelle qui me fascinait tant sollicita l’autorisation de ma mère de
m'emmener chez elle. Althea de son prénom (fictif) m’ouvrit les portes de son appartement :
abasourdi, je découvris devant moi tout un monde de raffinement, de luxe et de subtils
parfums captivants et ensorceleurs. Me fut alors révélée une dimension de la société dont je
ne soupçonnais pas l'existence. Je fus subjugué par cette femme et tout ce qui l’entourait.
Althea avait des passions : l’une d’elles était la peinture. Je pouvais l’observer peindre durant
des heures, fasciné par elle, souvent vêtue d’un jeans, d’une chemise, tunique ou blouse à
petits carreaux bleus, assortie à la dominante azuréenne de ses œuvres au style plutôt abstrait.
Son intérieur n’était que raffinement, luxe et beauté, jusqu’à sa garde-robe, dressing rempli de
toilettes luxueuses : magistrales robes du soir, mille et un tailleurs, capelines et chapeaux
extravagants, que des splendeurs signées de grands couturiers. Au fur et à mesure du temps
que je passais aux côtés d’Althea, celle-ci s’attacha à moi comme si j’étais son propre fils.
Elle m’entraînait partout avec elle, sauf au casino où régulièrement elle passait des nuits
entières à jouer des sommes vertigineuses. Elle m’embarquait quelquefois dans le cadre
magnifique du Clos de Sadex, immense propriété boisée et maison de maître reconvertie en
un hôtel particulier sur les bords du Léman à Nyon. Nous allions discrètement y rejoindre un
très bel homme de grande stature, d’une rare élégance, aussi mystérieux que l’était ma chère
Américaine.
Elle me faisait découvrir, dans mon émerveillement, des lieux où ma famille n’irait
certainement jamais. Grâce à cette fée qui m’avait pris sous son aile, cette période inouïe
correspondit pour moi à la découverte de grands restaurants, d’hôtels de luxe, de palaces et fut
l’occasion de rencontres fabuleuses. Les nombreuses sorties que je fis avec elle étaient toutes
plus extravagantes, extraordinaires et somptueuses les unes que les autres. Avec Althea, je
menais la grande vie et y prenais goût, me laissant choyer avec délice comme un petit prince,
tout en m’imprégnant des bonnes manières que me transmettait ma belle mystérieuse. Pas
besoin de taloches ni de pensums pour faire entrer dans mon cœur de jeune adolescent avide
de nouveauté les normes comportementales de ce milieu dans lequel j’évoluais avec
délectation, normes que je m’appropriais d’instinct. Une curiosité toujours plus exacerbée me
portait, m’épanouissait. J’avais, me semblait-il, enfin rencontré quelqu'un qui s’intéressait à
moi, m'aimait inconditionnellement, prenait parti pour l’art que je vénérais et que je
pratiquais, la danse classique en particulier, que jusque-là les membres de ma famille
dénigraient. Althea me comblait au-delà de mes espérances… jusqu’à me faire oublier ma
mère et ma famille.
Mais le conte de fées devait avoir une fin. Arriva le jour où Althea dut rentrer en Amérique.
Terriblement attachée au petit poil de carotte et à ses taches de rousseur qu'elle adorait, elle
proposa à ma mère avec force et passion de m’adopter contre rémunération, demande à
laquelle ma mère ne s’attendait pas et qui fut extrêmement mal reçue. Blessée, ulcérée par
cette proposition, touchée jusque dans son amour-propre, ma mère lui opposa un refus net et
catégorique, indiscutable.
Nouvel arrachement, nouvelle séparation, nouvelle désillusion : les ailes coupées net, je
replongeai rapidement après le départ de la belle Américaine dans une sorte de mélancolie. La
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