Page 234 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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VIII
                                          Entrée de faveur


                     Sans qu’il s’en doutât, le maire de Montreuil-sur-Mer avait une sorte
                  de célébrité. Depuis sept ans que sa réputation de vertu remplissait tout le
                  bas Boulonnais, elle avait fini par franchir les limites d’un petit pays et
                  s’était répandue dans les deux ou trois départements voisins. Outre le service
                  considérable qu’il avait rendu au chef-lieu en y restaurant l’industrie des
                  verroteries noires, il n’était pas une des cent quarante et une communes
                  de l’arrondissement de Montreuil-sur-Mer qui ne lui dût quelque bienfait.
                  Il  avait  su  même  au  besoin  aider  et  féconder  les  industries  des  autres
                  arrondissements. C’est ainsi qu’il avait dans l’occasion soutenu de son crédit
                  et  de  ses  fonds  la  fabrique  de  tulle  de  Boulogne,  la  filature  de  lin  à  la
                  mécanique de Frévent et la manufacture hydraulique de toiles de Boubers-
                  sur-Canche. Partout on prononçait avec vénération le nom de M. Madeleine.
                  Arras et Douai enviaient son maire à l’heureuse petite ville de Montreuil-
                  sur-Mer.
                     Le conseiller à la cour royale de Douai, qui présidait cette session des
                  assises à Arras, connaissait comme tout le monde ce nom si profondément
                  et  si  universellement  honoré.  Quand  l’huissier,  ouvrant  discrètement  la
                  porte qui communiquait de la chambre du conseil à l’audience, se pencha
                  derrière le fauteuil du président et lui remit le papier où était écrite la ligne
                  qu’on vient de lire, en ajoutant : Ce monsieur désire assister à l’audience,
                  le président fit un vif mouvement de déférence, saisit une plume, écrivit
                  quelques mots au bas du papier, et le rendit à l’huissier en lui disant : Faites
                  entrer.
                     L’homme malheureux dont nous racontons l’histoire était resté près de la
                  porte de la salle à la même place et dans la même attitude où l’huissier l’avait
                  quitté. Il entendit, à travers sa rêverie, quelqu’un qui lui disait : Monsieur
                  veut-il bien me faire l’honneur de me suivre ? C’était ce même huissier qui
                  lui avait tourné le dos l’instant d’auparavant et qui maintenant le saluait
                  jusqu’à terre. L’huissier en même temps lui remit le papier. Il le déplia, et,
                  comme il se rencontrait qu’il était près de la lampe, il put lire :
                     « Le président de la cour d’assises présente son respect à M. Madeleine. »
                     Il froissa le papier entre ses mains, comme si ces quelques mots eussent
                  eu pour lui un arrière-goût étrange et amer.
                     Il suivit l’huissier.
                     Quelques minutes après, il se trouvait seul dans une espèce de cabinet
                  lambrissé, d’un aspect sévère, éclairé par deux bougies posées sur une table à
                  tapis vert. Il avait encore dans l’oreille les dernières paroles de l’huissier qui




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