Page 237 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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des chandeliers de cuivre ; l’obscurité, la laideur, la tristesse ; et de tout
                  cela se dégageait une impression austère et auguste, car on y sentait cette
                  grande chose humaine qu’on appelle la loi et cette grande chose divine qu’on
                  appelle la justice.
                     Personne  dans  cette  foule  ne  fit  attention  à  lui.  Tous  les  regards
                  convergeaient vers un point unique, un banc de bois adossé à une petite
                  porte,  le  long  de  la  muraille,  à  gauche  du  président.  Sur  ce  banc,  que
                  plusieurs chandelles éclairaient, il y avait un homme entre deux gendarmes.
                     Cet homme, c’était l’homme.
                     Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux allèrent là naturellement, comme
                  s’ils avaient su d’avance où était cette figure.
                     Il crut se voir lui-même, vieilli, non pas sans doute absolument semblable
                  de visage, mais tout pareil d’attitude et d’aspect, avec ces cheveux hérissés,
                  avec cette prunelle fauve et inquiète, avec cette blouse, tel qu’il était le jour
                  où il entrait à Digne, plein de haine et cachant dans son âme ce hideux trésor
                  de pensées affreuses qu’il avait mis dix-neuf ans à ramasser sur le pavé du
                  bagne.
                     Il se dit avec un frémissement : – Mon Dieu ! est-ce que je redeviendrai
                  ainsi ?
                     Cet être paraissait au moins soixante ans. Il avait je ne sais quoi de rude,
                  de stupide et d’effarouché.
                     Au bruit de la porte, on s’était rangé pour lui faire place, le président
                  avait tourné la tête, et comprenant que le personnage qui venait d’entrer était
                  M. le maire de Montreuil-sur-Mer, il l’avait salué. L’avocat général, qui avait
                  vu M. Madeleine à Montreuil-sur-Mer où des opérations de son ministère
                  l’avaient plus d’une fois appelé, le reconnut, et salua également. Lui s’en
                  aperçut à peine. Il était en proie à une sorte d’hallucination ; il regardait.
                     Des juges, un greffier, des gendarmes, une foule de têtes cruellement
                  curieuses, il avait déjà vu cela une fois, autrefois, il y avait vingt-sept ans.
                  Ces choses funestes, il les retrouvait ; elles étaient là, elles remuaient, elles
                  existaient. Ce n’était plus un effort de sa mémoire, un mirage de sa pensée,
                  c’étaient de vrais gendarmes et de vrais juges, une vraie foule et de vrais
                  hommes en chair et en os. C’en était fait, il voyait reparaître et revivre autour
                  de lui, avec tout ce que la réalité a de formidable, les aspects monstrueux
                  de son passé.
                     Tout cela était béant devant lui.
                     Il en eut horreur, il ferma les yeux, et s’écria au plus profond de son âme :
                  jamais !
                     Et par un jeu tragique de la destinée qui faisait trembler toutes ses idées
                  et le rendait presque fou, c’était un autre lui-même qui était là ! Cet homme
                  qu’on jugeait, tous l’appelaient Jean Valjean !




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