Page 235 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 235

venait de le quitter : « Monsieur, vous « voici dans la chambre du conseil ;
                  vous n’avez qu’à tourner le bouton de cuivre de cette porte, et vous vous
                  trouverez dans l’audience derrière le fauteuil de monsieur le président. »
                  – Ces paroles se mêlaient dans sa pensée à un souvenir vague de corridors
                  étroits et d’escaliers noirs qu’il venait de parcourir.
                     L’huissier l’avait laissé seul. Le moment suprême était arrivé. Il cherchait
                  à se recueillir sans pouvoir y parvenir. C’est surtout aux heures où l’on aurait
                  le plus besoin de les rattacher aux réalités poignantes de la vie que tous les
                  fils de la pensée se rompent dans le cerveau. Il était dans l’endroit même où
                  les juges délibèrent et condamnent. Il regardait avec une tranquillité stupide
                  cette chambre paisible et redoutable où tant d’existences avaient été brisées,
                  où son nom allait retentir tout à l’heure, et que sa destinée traversait en ce
                  moment. Il regardait la muraille, puis il se regardait lui-même, s’étonnant
                  que ce fût cette chambre et que ce fût lui.
                     Il n’avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures, il était brisé par
                  les cahots de la carriole, mais il ne le sentait pas ; il lui semblait qu’il ne
                  sentait rien.
                     Il s’approcha d’un cadre noir qui était accroché au mur et qui contenait
                  sous verre une vieille lettre autographe de Jean Nicolas Pache, maire de
                  Paris et ministre, datée sans doute par erreur du 9 juin an II, et dans laquelle
                  Pache envoyait à la commune la liste des ministres et des députés tenus en
                  arrestation chez eux. Un témoin qui l’eût pu voir et qui l’eût observé en cet
                  instant eût sans doute imaginé que cette lettre lui paraissait bien curieuse,
                  car il n’en détachait pas ses yeux, et il la lut deux ou trois fois. Il la lisait
                  sans y faire attention et à son insu. Il pensait à Fantine et à Cosette.
                     Tout en rêvant, il se retourna, et ses yeux rencontrèrent le bouton de cuivre
                  de la porte qui le séparait de la salle des assises. Il avait presque oublié cette
                  porte. Son regard, d’abord calme, s’y arrêta, resta attaché à ce bouton de
                  cuivre, puis devint effaré et fixe, et s’empreignit peu à peu d’épouvante.
                  Des gouttes de sueur lui sortaient d’entre les cheveux et ruisselaient sur ses
                  tempes.
                     À un certain moment, il fit avec une sorte d’autorité mêlée de rébellion
                  ce geste indescriptible qui veut dire et qui dit si bien : Pardieu ! qui est-ce
                  qui m’y force ? Puis il se tourna vivement, vit devant lui la porte par laquelle
                  il était entré, y alla, l’ouvrit, et sortit. Il n’était plus dans cette chambre, il
                  était dehors, dans un corridor, un corridor long, étroit, coupé de degrés et de
                  guichets, faisant toutes sortes d’angles, éclairé çà et là de réverbères pareils à
                  des veilleuses de malades, le corridor par où il était venu. Il respira, il écouta,
                  aucun bruit derrière lui, aucun bruit devant lui ; il se mit à fuir comme si
                  on le poursuivait.







                  228
   230   231   232   233   234   235   236   237   238   239   240