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Littérature maritime


                                                 Votre Gazette a la chance et le bonheur de recevoir régulièrement les « Courriels-causeries du marin » de ce
                                                 littérateur de la mer qu’est René Moniot Beaumont. Notre journal se targuant de promouvoir une certaine
                                                 culture maritime, nous avons souhaité faire profiter nos lecteurs de ses causeries  et c’est avec l’autorisation
                                                 de l’auteur que nous avons le plaisir de vous proposer un de ses textes. Nous laissons la parole à René Moniot
                                                 Beaumont.
                                                                          causerie/feuilleton n°5
                                                    Le pilote Toul embarque sur La Pinta !


                                                     ous étions à la fin de ce que les histo-  autour de l’Europe et d’une grande partie de
                                                 N riens appelleront dans les siècles à venir,   l’Afrique de l’Ouest. Un soir, en escale à Pa-
                                                 le Moyen-âge. Comme je vous l’ai déjà ra-  los de la Frontera, port situé dans l’estuaire de
                                                 conté, la nature ou les dieux ou le dieu des   l’Odiel, en bordure de l’océan Atlantique dans
                                                 chrétiens lui-même m’avaient donné la faculté   le Royaume d’Espagne, avec un ami nous
                                                 de vieillir fort lentement. En fait, d’après mes   fûmes attirés dans une taverne où se jouait une
                                                 calculs liés à l’astronomie utile à mes fonc-  musique qui semblait venir des lointains sulta-
                                                 tions quelquefois d’aide pilote depuis l’époque   nats de Bagdad ou d’ailleurs. Une belle Anda-
                                                 romaine, je ne pouvais qu’avoir une quarantai-  louse dansait langoureusement, son corps
                                                 ne d’années à l’aube de ce que les historiens   ondoyait à la musique et au léger souffle d’air
                                                 appelleront un peu plus tard la Renaissance.   qui rafraîchissait la taverne. J’étais ébloui !
                                                 Mes compagnons de différents bords trou-  Ses cheveux noirs et ses lèvres rouges m’atti-
                                                 vaient mon éternelle jeunesse étonnante. Com-  raient. Je la regardais, elle me brûlait les yeux
                                                 me nous ne restions que quelques mois en-  et répandait en moi le feu, je l’avais dans la
                                                 semble, le temps d’un embarquement, ils ne se   peau. Mes pensées se bousculaient, j’en per-
                                                 posaient pas trop de questions. Pendant tous   dais le nord. Je décidai de débarquer en faisant
                                                 ces siècles passés, j’avais assisté à l’arrivée de   fi de mon contrat. Le bateau est reparti sans
                                                 la marinette qui n’était qu’un compas des plus   moi ! Quelques jours plus tard, je devrais dire
                                                 rudimentaires. Imaginez-vous une aiguille   quelques nuits dans cette taverne, j’avais réus-
                                                 aimantée posée sur un flotteur fait de paille ou   si à conquérir ma belle Espagnole. Lorsqu’elle
                                                 de plume. Le tout flottait dans une vasque   était dans mes bras, son corps ondulait et je ne
                                                 remplie d’eau. Cet instrument pas du tout   voyais plus la réalité me cerner. C’était peut-
                                                 pratique indiquait l’étoile dite polaire sans que   être ça l’amour ! Pendant des années, ce fut un
                                                 nous ne sachions trop comment. Les savants et   véritable bonheur. Pour assouvir les besoins
                                                 astronomes auraient certainement pu nous en   de ma belle, j’avais repris mon travail d’antan,
                                                 dire plus. J’appris que c’était un Vénitien qui   docker. Ma belle Andalouse avait trouvé
                                                 avait imaginé de monter l’aiguille sur un pi-  étrange qu’elle vieillît, mais pas moi, un jour
                                                 vot. Cela permit d’en augmenter la taille et le   elle mourut ; je la pleurais ; j’étais perdu, nous
                                                 poids et de rendre ses indications plus précises   n’avions pas eu d’enfants. Peu de jours après
                                                 en augmentant sa force directrice. Elle fut   ce drame, un capitaine ayant entendu dire que
                                                 ensuite fixée sur un léger disque de carton   j’avais des qualités de pilote* me demanda
                                                 appelé la carte qui tournait avec elle. Ce dis-  d’embarquer sur sa caravelle qui portait le
                                                 que fut divisé en 32 aires du vent. Le tout fut   nom de La Pinta. Il y avait au port deux autres
                                                 enfermé dans une boîte suspendue à la cardan   navires, la Nina et une nef la Santa Maria.
                                                 et placé sous la vue du timonier. Le compas   Dès que je fus à bord, j’appris que La Pinta
                                                 était né et cela se passait au XIIIe siècle. J’ap-  signifiait « la maquillée » autrement dit sur les
                                                 pris son utilisation au cours de mes embarque-  quais « la putain ! ». En cette fin du XVe siè-
                                                 ments d’aide pilote lors de mes navigations   cle de notre ère, je ne savais pas que j’avais

                                                                         La Gazette des Pontons N° 95 page 19
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