Page 20 - GDP95A5 1page_Neat
P. 20

Littérature maritime


                                                 (Suite de la page 19)                 Béhemoth* et Léviathan*. » Quelques person-
                                                 rejoint « l’Armada » du Vidal del Amirante   nes avaient vu des mappemondes et des cartes
                                                 Don Cristobal. Permettez-moi de vous décrire   illustrées d’une figure de monstre qui gardait
                                                 La Pinta qui avait été construite à La Frontera,   les abords de la ligne équatoriale, et aussi une
                                                 ce qui permet ensuite de mesurer les risques   main crochue et luciférienne qui empêchait de
                                                 encourus par l’équipage sur une si petite unité   franchir ces frontières mentalement maritimes.
                                                 devant l’inconnu maritime. Trente hommes   Les bâtiments qui traversaient les invisibles
                                                 d’équipage étaient nécessaires pour manœu-  frontières maritimes des océans de nulle part,
                                                 vrer ses environ vingt mètres de coque à hauts   pouvaient s’attendre à être fracassés dans les
                                                 bords combinés à un faible tirant d’eau et de   cieux par le cruel oiseau Rock au bec puissant.
                                                 deux-mâts à la voilure très manœuvrable. Les   Les marins craignaient l’inconnu, l’invisible
                                                 aménagements pour l’équipage et les passa-  de ces cartes ! Disposés à suivre Colomb, les
                                                 gers y étaient déplorables. Le capitaine de   frères Pinzón, fort habiles marins et très ap-
                                                 cette merveille technologique aux qualités   préciés à Palos rassurèrent les matelots et la
                                                 nautiques incontestables s’appelait Martin   population. L’amiral arriva le 12 mai 1492
                                                 Alonso Pinzón. C’était lui qui m’avait inter-  pour équiper les trois navires qui convenaient
                                                 pellé et embarqué : il était l’armateur de La   parfaitement à cette entreprise fort risquée.
                                                 Pinta et de La Nina (la petite). Le port de   Beaucoup de vivres furent embarqués. Dans la
                                                 Palos était en pleine effervescence. Mainte-  nuit du 3 août 1492, réveillé par une brise de
                                                 nant nous savions que le Grand amiral Chris-  terre qui faisait grand bruit dans les hauts
                                                 tophe Colomb avait les pleins pouvoirs pour   sapins de la forêt toute proche, le capitaine
                                                 appareiller vers les Indes par la route de   Martin Pinzón me fit appeler et me dit :
                                                 l’Ouest. Les ordres des rois Catholiques   - Toul, nous allons appareiller, prépare tes
                                                 (Isabelle 1re de Castille et Ferdinand II d’Ara-  instruments et tes cartes pour aller aux Cana-
                                                 gon) obligeaient la ville à livrer dans un délai   ries, après la carte nous la réaliserons nous-
                                                 de dix jours, deux caravelles équipées et ar-  mêmes ! Mon nom Tullum au contact des
                                                 mées ; ils autorisaient l’amiral à noliser* un   populations des ports du Nord et du Royaume
                                                 troisième navire, la Santa Maria qui deviendra   de France se prononçait maintenant Toul,
                                                 celui de l’amiral. Voilà pourquoi les capitaines   c’était court, cela claquait bien, c’était facile-
                                                 avaient besoin d’urgence d’un ou plusieurs   ment prononçable par mes compagnons, cela
                                                 pilotes. La difficulté fut de trouver des équipa-  me plaisait ! Lors d’un séjour prolongé à
                                                 ges. Dès que la population connut le projet   Dieppe en 1488, j’avais rencontré le cartogra-
                                                 d’armer un troisième navire, la consternation,   phe Jean Cousin dans la célèbre École de car-
                                                 puis le désespoir s’emparèrent de tous les   tographie. Il connaissait les frères Pinzón, et
                                                 esprits ; les marins se cachaient, ils dissimu-  sur les quais il se disait qu’ils avaient été en
                                                 laient leurs barques, les charpentiers et les   Afrique de l’Ouest et avaient même reconnu
                                                 calfats* se disaient malades ; les marchands   les Açores et atteint des côtes inconnues. Ce
                                                 refusaient de livrer du bois, du goudron, des   furent cent vingt hommes qui appareillèrent le
                                                 cordages, etc. « Comment la terreur populaire   vendredi 3 août 1492 pour un destin incer-
                                                 n’aurait-elle pas grossi les dangers, alors que   tain, soixante sur La Santa-Maria, trente sur
                                                 la science elle-même se déclarait impuissante   La Pinta et vingt quatre sur La Niña
                                                 à les affronter ! » me déclara un érudit local   (littéralement « la fillette »). Les grandes voi-
                                                 que je connaissais, il rajouta « la forme de la   les à la croix rouge emblème de l’Ordre mili-
                                                 terre restait inconnue pour la plupart des   taroreligieux du Christ d’Henri le Navigateur
                                                 habitants de Palos, et les forts courants, les   se déployèrent. Il ne va pas sans dire que Co-
                                                 eaux obscures, l’atmosphère sans clarté de la   lomb semble ne pas savoir où il va et que les
                                                 Mer ténébreuse n’aboutissaient-ils pas au   connaissances des frères Pinzón et de celles
                                                 chaos des gouffres sans fond où se jouaient                   (Suite page 21)

                                                                         La Gazette des Pontons N° 95 page 20
   15   16   17   18   19   20   21   22   23   24   25