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Littérature maritime
(Suite de la page 19) Béhemoth* et Léviathan*. » Quelques person-
rejoint « l’Armada » du Vidal del Amirante nes avaient vu des mappemondes et des cartes
Don Cristobal. Permettez-moi de vous décrire illustrées d’une figure de monstre qui gardait
La Pinta qui avait été construite à La Frontera, les abords de la ligne équatoriale, et aussi une
ce qui permet ensuite de mesurer les risques main crochue et luciférienne qui empêchait de
encourus par l’équipage sur une si petite unité franchir ces frontières mentalement maritimes.
devant l’inconnu maritime. Trente hommes Les bâtiments qui traversaient les invisibles
d’équipage étaient nécessaires pour manœu- frontières maritimes des océans de nulle part,
vrer ses environ vingt mètres de coque à hauts pouvaient s’attendre à être fracassés dans les
bords combinés à un faible tirant d’eau et de cieux par le cruel oiseau Rock au bec puissant.
deux-mâts à la voilure très manœuvrable. Les Les marins craignaient l’inconnu, l’invisible
aménagements pour l’équipage et les passa- de ces cartes ! Disposés à suivre Colomb, les
gers y étaient déplorables. Le capitaine de frères Pinzón, fort habiles marins et très ap-
cette merveille technologique aux qualités préciés à Palos rassurèrent les matelots et la
nautiques incontestables s’appelait Martin population. L’amiral arriva le 12 mai 1492
Alonso Pinzón. C’était lui qui m’avait inter- pour équiper les trois navires qui convenaient
pellé et embarqué : il était l’armateur de La parfaitement à cette entreprise fort risquée.
Pinta et de La Nina (la petite). Le port de Beaucoup de vivres furent embarqués. Dans la
Palos était en pleine effervescence. Mainte- nuit du 3 août 1492, réveillé par une brise de
nant nous savions que le Grand amiral Chris- terre qui faisait grand bruit dans les hauts
tophe Colomb avait les pleins pouvoirs pour sapins de la forêt toute proche, le capitaine
appareiller vers les Indes par la route de Martin Pinzón me fit appeler et me dit :
l’Ouest. Les ordres des rois Catholiques - Toul, nous allons appareiller, prépare tes
(Isabelle 1re de Castille et Ferdinand II d’Ara- instruments et tes cartes pour aller aux Cana-
gon) obligeaient la ville à livrer dans un délai ries, après la carte nous la réaliserons nous-
de dix jours, deux caravelles équipées et ar- mêmes ! Mon nom Tullum au contact des
mées ; ils autorisaient l’amiral à noliser* un populations des ports du Nord et du Royaume
troisième navire, la Santa Maria qui deviendra de France se prononçait maintenant Toul,
celui de l’amiral. Voilà pourquoi les capitaines c’était court, cela claquait bien, c’était facile-
avaient besoin d’urgence d’un ou plusieurs ment prononçable par mes compagnons, cela
pilotes. La difficulté fut de trouver des équipa- me plaisait ! Lors d’un séjour prolongé à
ges. Dès que la population connut le projet Dieppe en 1488, j’avais rencontré le cartogra-
d’armer un troisième navire, la consternation, phe Jean Cousin dans la célèbre École de car-
puis le désespoir s’emparèrent de tous les tographie. Il connaissait les frères Pinzón, et
esprits ; les marins se cachaient, ils dissimu- sur les quais il se disait qu’ils avaient été en
laient leurs barques, les charpentiers et les Afrique de l’Ouest et avaient même reconnu
calfats* se disaient malades ; les marchands les Açores et atteint des côtes inconnues. Ce
refusaient de livrer du bois, du goudron, des furent cent vingt hommes qui appareillèrent le
cordages, etc. « Comment la terreur populaire vendredi 3 août 1492 pour un destin incer-
n’aurait-elle pas grossi les dangers, alors que tain, soixante sur La Santa-Maria, trente sur
la science elle-même se déclarait impuissante La Pinta et vingt quatre sur La Niña
à les affronter ! » me déclara un érudit local (littéralement « la fillette »). Les grandes voi-
que je connaissais, il rajouta « la forme de la les à la croix rouge emblème de l’Ordre mili-
terre restait inconnue pour la plupart des taroreligieux du Christ d’Henri le Navigateur
habitants de Palos, et les forts courants, les se déployèrent. Il ne va pas sans dire que Co-
eaux obscures, l’atmosphère sans clarté de la lomb semble ne pas savoir où il va et que les
Mer ténébreuse n’aboutissaient-ils pas au connaissances des frères Pinzón et de celles
chaos des gouffres sans fond où se jouaient (Suite page 21)
La Gazette des Pontons N° 95 page 20