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Littérature maritime
(Suite de la page 20) à ne jamais naviguer jamais loin des côtes,
des pilotes avec leur sens pratique seront né- l’angoisse prit le cœur des matelots dont cer-
cessaires à la réussite de ce presque vagabon- tains éclatèrent en sanglots, croyant avoir
dage maritime. Aux Canaries, je me souviens perdu à jamais leur pays, leurs familles et leur
d’avoir lu la première page du journal de bord propre vie. Colomb leur fit miroiter les déli-
de Colomb : « Vos Altesses, écrit-il, se sont ces, les richesses et la gloire qui les attendait
décidées, comme ennemies de Mahomet, à au bout de ce voyage. Il eut soin de rédiger
m’envoyer dans les contrées de l’Inde, à effet deux journaux de bord, l’un exact, pour lui-
de voir les princes, les pays et les habitants, même et l’autre à l’usage des équipages. Ils
d’examiner la nature et les caractères de tous, nous avaient mis dans la confidence et nous
et les moyens à prendre pour leur conversion avaient demandé de noter sur l’inexact des
à la vraie religion. » Il se promit aussi, et il distances journalières plus courtes que le che-
n’y manqua pas une seule fois : « d’écrire min parcouru afin de persuader le plus grand
chaque nuit ce qui se passera le jour, et cha- nombre d’être encore très près de l’Espagne.
que jour la navigation de la nuit… » Un peu Nous, les pilotes, naviguions facilement à
plus loin je pouvais lire : « et de réaliser la l’estime qui fait intervenir l’appréciation de la
carte exacte et détaillée des eaux et des terres direction suivie et celle de la distance parcou-
de la mer Océane, et, s’il est possible, les rue, en affectant les corrections nécessaires
dessins et descriptions de tous lieux à décou- comme le courant et le vent pour en déduire
vrir. » Il ajouta : « il est nécessaire que j’ou- une route parcourue plus juste. Le compas
blie jusqu’au sommeil, car pour exécuter mes nous aidait bien et chaque soir nous prenions
plans il me faut un grand travail. » Vous avez le relèvement de l’étoile Polaire. Dans les
deviné, les pilotes des trois navires furent mis premiers jours de notre navigation, notre ami-
à la tâche et voilà comment je participai à la ral découvrit les lois générales de la déclinai-
création de la première carte océanique. Les son de cette étoile qui tourne légèrement au-
trois premiers jours, la navigation se fit sans tour du pôle. Cela permettait de suivre un cap
incident. Malheureusement le lundi, le gouver- plus juste. Il faut dire que dans nos calculs et
nail de mon navire se brisa, le pavillon de cela sur les trois navires, nous avions constaté
détresse fut arboré, la coque fit eau, il fallut un grand changement dans nos relevés : plus
d’urgence réparer aux Canaries. Un malheur nous nous enfoncions vers l’ouest dans la Mer
n’arrivant jamais seul, nous attendîmes sous la Ténébreuse, plus l’angle diminuait ; nous
côte de Ténériffe que le volcan se calma. Il étions persuadés que cela devait être un des
n’y avait qu’un pas que les équipages y vis- signes avant-coureurs de la catastrophe prédite
sent un mauvais présage. Colomb dut les ras- avant le départ. Nous utilisions le poudrier
surer en prenant le cas du Vésuve que beau- que l’on appelait aussi ampoulette ou sablier
coup connaissaient. Nous avions perdu trois pour mesurer notre vitesse. Ces instruments
semaines à réparer La Pinta. Malgré des me- nous servaient d’horloge du bord, ce qui nous
naces portugaises, les ragots de pont affir- permettait de calculer la distance moyenne en
maient que trois caravelles de ce pays croi- un temps donné. Cette horloge de sable se
saient au large de l’île de Fer pour enlever vidait en une demi-heure. Sous la surveillance
l’amiral. Le 6 septembre, ce dernier mit néan- des chefs de quart et des pilotes, des jeunes
moins la voile après une escale rapide à l’île matelots dits mangeurs de sable devaient la
de Gomère : cap à l’Ouest, nous avancions retourner au dernier grain de sable écoulé.
dans les eaux inconnues de l’Atlantique ! Le 9 Quelques-uns pour diminuer le temps de leur
septembre après trois jours d’accalmie, au quart n’hésitaient pas à retourner l’ampoulette
moment du lever du soleil une brise favorable avant que l’écoulement du sable ne fût totale-
gonfla les voiles et avant la fin de la journée, ment achevé, malgré les réprimandes doulou-
l’île de Fer avait disparu à l’horizon. Habitués (Suite page 22)
La Gazette des Pontons N° 95 page 21