Page 21 - GDP95A5 1page_Neat
P. 21

Littérature maritime


                                                 (Suite de la page 20)                 à ne jamais naviguer jamais loin des côtes,
                                                 des pilotes avec leur sens pratique seront né-  l’angoisse prit le cœur des matelots dont cer-
                                                 cessaires à la réussite de ce presque vagabon-  tains éclatèrent en sanglots, croyant avoir
                                                 dage maritime. Aux Canaries, je me souviens   perdu à jamais leur pays, leurs familles et leur
                                                 d’avoir lu la première page du journal de bord   propre vie. Colomb leur fit miroiter les déli-
                                                 de Colomb : « Vos Altesses, écrit-il, se sont   ces, les richesses et la gloire qui les attendait
                                                 décidées, comme ennemies de Mahomet, à   au bout de ce voyage. Il eut soin de rédiger
                                                 m’envoyer dans les contrées de l’Inde, à effet   deux journaux de bord, l’un exact, pour lui-
                                                 de voir les princes, les pays et les habitants,   même et l’autre à l’usage des équipages. Ils
                                                 d’examiner la nature et les caractères de tous,   nous avaient mis dans la confidence et nous
                                                 et les moyens à prendre pour leur conversion   avaient demandé de noter sur l’inexact des
                                                 à la vraie religion. » Il se promit aussi, et il   distances journalières plus courtes que le che-
                                                 n’y manqua pas une seule fois : « d’écrire   min parcouru afin de persuader le plus grand
                                                 chaque nuit ce qui se passera le jour, et cha-  nombre d’être encore très près de l’Espagne.
                                                 que jour la navigation de la nuit… » Un peu   Nous, les pilotes, naviguions facilement à
                                                 plus loin je pouvais lire : « et de réaliser la   l’estime qui fait intervenir l’appréciation de la
                                                 carte exacte et détaillée des eaux et des terres   direction suivie et celle de la distance parcou-
                                                 de la mer Océane, et, s’il est possible, les   rue, en affectant les corrections nécessaires
                                                 dessins et descriptions de tous lieux à décou-  comme le courant et le vent pour en déduire
                                                 vrir. » Il ajouta : « il est nécessaire que j’ou-  une route parcourue plus juste. Le compas
                                                 blie jusqu’au sommeil, car pour exécuter mes   nous aidait bien et chaque soir nous prenions
                                                 plans il me faut un grand travail. » Vous avez   le relèvement de l’étoile Polaire. Dans les
                                                 deviné, les pilotes des trois navires furent mis   premiers jours de notre navigation, notre ami-
                                                 à la tâche et voilà comment je participai à la   ral découvrit les lois générales de la déclinai-
                                                 création de la première carte océanique. Les   son de cette étoile qui tourne légèrement au-
                                                 trois premiers jours, la navigation se fit sans   tour du pôle. Cela permettait de suivre un cap
                                                 incident. Malheureusement le lundi, le gouver-  plus juste. Il faut dire que dans nos calculs et
                                                 nail de mon navire se brisa, le pavillon de   cela sur les trois navires, nous avions constaté
                                                 détresse fut arboré, la coque fit eau, il fallut   un grand changement dans nos relevés : plus
                                                 d’urgence réparer aux Canaries. Un malheur   nous nous enfoncions vers l’ouest dans la Mer
                                                 n’arrivant jamais seul, nous attendîmes sous la   Ténébreuse, plus l’angle diminuait ; nous
                                                 côte de Ténériffe que le volcan se calma. Il   étions persuadés que cela devait être un des
                                                 n’y avait qu’un pas que les équipages y vis-  signes avant-coureurs de la catastrophe prédite
                                                 sent un mauvais présage. Colomb dut les ras-  avant le départ. Nous utilisions le poudrier
                                                 surer en prenant le cas du Vésuve que beau-  que l’on appelait aussi ampoulette ou sablier
                                                 coup connaissaient. Nous avions perdu trois   pour mesurer notre vitesse. Ces instruments
                                                 semaines à réparer La Pinta. Malgré des me-  nous servaient d’horloge du bord, ce qui nous
                                                 naces portugaises, les ragots de pont affir-  permettait de calculer la distance moyenne en
                                                 maient que trois caravelles de ce pays croi-  un temps donné. Cette horloge de sable se
                                                 saient au large de l’île de Fer pour enlever   vidait en une demi-heure. Sous la surveillance
                                                 l’amiral. Le 6 septembre, ce dernier mit néan-  des chefs de quart et des pilotes, des jeunes
                                                 moins la voile après une escale rapide à l’île   matelots dits mangeurs de sable devaient la
                                                 de Gomère : cap à l’Ouest, nous avancions   retourner au dernier grain de sable écoulé.
                                                 dans les eaux inconnues de l’Atlantique ! Le 9   Quelques-uns pour diminuer le temps de leur
                                                 septembre après trois jours d’accalmie, au   quart n’hésitaient pas à retourner l’ampoulette
                                                 moment du lever du soleil une brise favorable   avant que l’écoulement du sable ne fût totale-
                                                 gonfla les voiles et avant la fin de la journée,   ment achevé, malgré les réprimandes doulou-
                                                 l’île de Fer avait disparu à l’horizon. Habitués              (Suite page 22)

                                                                         La Gazette des Pontons N° 95 page 21
   16   17   18   19   20   21   22   23   24   25   26