Page 66 - Lux in Nocte 16
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largement  distribué.  Dans  le  cas  des  Balkans  néolithiques,  la  permanence
               des  signes  fut  si  puissante  qu’elle  absorba  les  modifications  sociales
               inévitables  lors  des  introductions  successives  des  métaux  (or,  cuivre,
               bronze, fer) car elles n’altéraient pas en profondeur les fondements d’une
               économie  restée  majoritairement  agricole.  C’est  aussi  pour  cela  que  leurs
               témoignages  actuels  s’expriment  principalement  dans  les  campagnes.  Les
               activités urbaines ont brisé le statut mythique des décors et des masques :
               elles  les  ont  transformées  en  une  matière  morte,  abandonnée  sous  la
               poussière des musées et de l’oubli. Des pratiques rituelles renouvelées dans
               les rues de Sofia, de Bucarest ou de Belgrade, ne seraient que des curiosités
               sans  âme.  Les  mêmes,  transposées  en  contexte  campagnard  susciteraient
               une sourde nostalgie et y acquerraient aussitôt le prestige d’une ambiance en
               résonnance avec une foi profonde. Les motifs chrétiens, comme superposés
               au  titre  de  prétexte,  y  constituent,  à  l’inverse,  des  singularités
               immédiatement repérées par leur contraste sur un fond dominé par l’esprit
               traditionnel. Il est d’ailleurs significatif que, parmi tous les thèmes offerts
               par la chrétienté, celui qui y fut prélevé préférentiellement est celui de saint
               Georges  dominant  le  dragon,  comme  s’il  entrait  plus  facilement  que
               d’autres dans une mythologie païenne où le dragon combat les forces de la
               terre  afin  de  les  rendre  stériles.  Cet  être  composite,  formé  par  les
               composantes  d’animaux  dangereux  (serpent,  félidé,  rapace)  rappelle
               d’ailleurs l’exact équivalent du néolithique chinois où il incarne les forces
               du  mal  à  combattre  annuellement  à  dates  fixes.  Lui  aussi,  d’héritage
               lointain,  semble  incarner  le  vestige  du  voyage  extatique  du  shaman
               paléolithique. Il se superpose, dans les deux cas, aux expressions naturelles
               maîtrisées,  tels  les  taureaux,  les  béliers  et  les  chevaux  de  trait.  La  solide
               harmonie des millénaires prospères du néolithique y oppose aussi les thèmes
               astraux  (soleils,  étoiles,  cycles  saisonniers)  comme  si  les  rituels
               d’organisation  rythmique  en  récupéraient  la  force,  la  constance  et  la
               régularité. En ethnographie, comme en préhistoire balkanique, tout se passe
               comme  si  les  rituels  et  les  signes  exhibés  précédaient  et  annonçaient  les
               évènements  astronomiques,  plutôt  que  de  s’y  confondre.  Ce  « décalage »
               chronologique et symbolique, soigneusement calculé et maintenu, implique
               que  ces  rituels  provoquent  les  mouvements  saisonniers  plutôt  que  les
               célébrer.  Telle  est  la  force  réelle  des  rituels  périodiques  et  la  raison  pour
               laquelle  les  rythmes  du  mariage  ou  de  la  consécration  des  morts  sont  si
               strictement  définis.  Par  cette  mise  en  harmonie  céleste,  les  consécrations
               humaines se rattachent aux cycles astronomiques perpétuels. Ainsi, la vie
               sociale, comme la vie économique se trouvent-elles garanties par les forces
               célestes.  C’est  pourquoi  aussi  les  symboles  de  cette  harmonie  persistent
               avec une telle puissance jusqu’à nous et pourquoi aussi leur revitalisation








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