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LIBÉREZ VOTRE CERVEAU !
                  nous pouvons soulever des objets plus encombrants que l’empan de
                  notre main à la condition qu’ils soient munis d’une poignée, il en va de
                  même des concepts. Notre cerveau peut soulever des concepts encom‑
                  brants s’ils lui sont présentés ergonomiquement. Il est dommage que
                  l’art de mettre des poignées aux concepts – ou pédagogie –, soit encore
                  méprisé, parce que sa maîtrise pourrait révolutionner l’enseignement
                  et la recherche, notamment en mathématiques.
                    Le mathématicien au travail n’est limité, en fait, que par l’em‑
                  pan de son esprit, qui ne peut penser trop de coups à l’avance,
                  opérer trop de transformations mentales à la fois, combiner trop
                  de concepts. Si nous pouvions étendre artificiellement les empans
                  de notre vie mentale, nos déplacements dans la noosphère seraient
                  beaucoup plus rapides, efficaces, plus synergiques, simplement plus
                  puissants. Parce que les empans de la vie mentale sont encore très
                  limités, je ne peux imaginer à quel point le monde serait transformé
                  si nos esprits avaient plus de leviers…
                    Notre esprit peut jongler avec plusieurs empans : c’est ce que
                  font, consciemment, les athlètes de la mémoire et les prodiges.
                  Considérons pour notre part l’objet mental « Rome » : il est trop
                  vaste pour notre conscience. Et contrairement aux objets physiques
                  susceptibles de préhension auxquels nous sommes habitués, les
                  objets mentaux ne sont pas solides quand on les soulève. Si vous
                  voulez soulever une carafe d’eau, vous devez en supporter tout le
                  poids. Si vous voulez dire « Rome », il n’en est rien. Il faut plus
                  de temps pour prononcer mentalement « Colisée » que « Rome ».
                  Pourtant, s’ils étaient des fichiers informatiques, le second pèserait
                  bien plus lourd que le premier. Il nous est impossible de penser
                  tout Rome, alors nous en convoquons des tranches subjectives
                  superficielles, des étiquettes, et c’est ce mécanisme qui est, entre
                  autres, à l’origine des clichés. Rome en tant que telle, avec toute son
                  histoire, toutes ses rues, ses perspectives, ses gens, est impossible à
                  charger entièrement dans notre esprit. Il en va de même pour tous
                  les objets courants de la vie mentale : « moi », « lui », « ma mère »,
                  « mon voisin », « mes enfants », etc.
                    Les clichés existent parce que le cerveau humain est, selon
                  l’expression de Susan Fiske et Shelley Taylor, un cognitive miser
                  (« miséreux cognitif »), qui cherche toujours à faire le moins
                    d’opérations mentales possible.


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