Page 22 - Eléments Post Replica - Théâtre Louis Calaferte Tarabuste_Classical
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que l’affirment les didascalies d’Opéra bleu et d’Un riche, trois pauvres : semblants, dans son dérisoire, dans les costumes tout faits que la
« Le lieu : C’est le monde. Et, au-delà, l’univers. C’est-à-dire que nous société contraint chacun à endosser. Le principe de cet univers est
sommes au cirque » ; « Quelque part dans le vaste monde… ». explicite dans la didascalie initiale d’Opéra bleu, qui pourrait servir
Si dans le théâtre baroque, l’arène du drame s’ouvre sur le monde, de préface à l’ensemble du théâtre baroque : «Le lieu: C’est le monde.
c’est parce que c’est la société qui y est à l’étude, bien plus que les Et, au-delà, l’univers. C’est-à-dire que nous sommes au cirque ».
relations psychologiques. C’est particulièrement visible dans les
drames mettant en jeu des univers familiaux, qui ne sont justement Des personnages sans psychologie
pas des drames familiaux comme le sont ceux des pièces intimistes, C’est pourquoi dans ce « grand théâtre du monde », les psycho-
mais des drames où la famille s’ouvre à l’extérieur, se confronte au logies qui s’élaboraient dans les discours ou les silences des person-
reste de l’humanité: à d’autres familles, comme dans Les Mandibules; nages n’ont pas lieu d’être : ici, la réussite du personnage ne tient
Une souris grise ; Le Délinquant, ou à un simple étranger servant de pas à sa finesse psychologique, mais en son aptitude à représenter
médiateur entre cette famille et le monde : le médecin (Le Serment un archétype social : plutôt que des personnages, ce sont des types
d’Hippocrate) ; le télégraphiste (Le Roi Victor), la voisine qui se que ce théâtre met en scène. Le coup d’envoi de cette esthétique du
promène en culotte sur son balcon (La Bataille deWaterloo). Les type est en quelque sorte donné par la première pièce qui inaugure
familles du théâtre baroque sont des familles qui regardent vers la le cycle baroque : Mégaphonie (1963), dont les deux personnages,
société, des familles considérées comme un produit de la société : Méga1 et Méga2, sont aussi interchangeables que ceux de la dernière
familles de carnivores goulus qui finissent par boulotter leur pour- pièce, Le Délinquant (1993), où «Les Alex reçoivent les Maxime ou
voyeur le boucher (Les Mandibules) ; famille devenue subitement inversement », et que les différents « Monsieur » et « Madame » qui
royale à la suite d’un complot, et cherchant à se partager le gâteau traversent le plateau de Black-out. Certains des personnages sont
de leur pouvoir tout neuf avant d’être détrônée par la république archétypaux et appartiennent à l’histoire du théâtre, tels les couples
(Le Roi Victor). quant au drame amoureux, il n’est plus celui de la de jeunes amoureux (Aux armes, citoyens!, Le Délinquant), le profes-
pénibilité de vivre ensemble, mais celui, plus traditionnel dans le seur et son élève (L’Amour des mots), le médecin maniaque (Le Serment
théâtre occidental, de la rencontre amoureuse entre deux étrangers, d’Hippocrate). Ces personnages, réduits à leur fonction, reçoivent
celui de la naissance de l’amour, comme dans Les Veufs ou, sur un couramment une simple appellation générique: le précepteur, l’élève;
mode autrement plus ludique, dans Aux armes, citoyens ! et Le maman, fiston ; papa, fiston ; monsieur Zuzine, le petit Zusinier ;
Délinquant. l’étudiant, la jeune fille; Maxime fils, Alex fille — appellation géné-
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rique qui peut englober le couple : le boutiquier, la boutiquière;
Victor, Victorine .
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UNE VISION DU MONDE C’est de cette entreprise de dé-psychologisation du personnage
La thématique commune à l’ensemble de ce répertoire baroque que participe l’esthétique du clown, du pantin, de la marionnette,
est la société et les relations qu’elle tisse entre les individus, à travers qui parcourt une partie des pièces du corpus et qui met en scène la
une série d’études de cas. On retrouve évidemment ici la métaphore désarticulation des corps et le glapissement des voix : « Démarche
qui parcourt la période du baroque européen, celle de la vie et du légèrement mécanique et assez lente» des personnages de Mégaphonie.
monde comme théâtre, et ce qu’elle implique : celle d’un théâtre C’est un clown qui ouvre et referme Un riche, trois pauvres dont
susceptible de représenter le monde. Mais si la vie est un théâtre Guignol est un personnage récurrent. et c’est à la même entreprise
dans l’univers de Calaferte, ce n’est pas parce que chacun y est assigné qu’appartiennent les jeux sur le langage, qui ne sont pas tant écrits
22 par le Créateur à y jouer un rôle comme dans les univers baroques pour le plaisir du calembour que pour dénoncer l’illusion du langage 23
du XVii siècle, mais parce qu’elle y est montrée dans ses faux- àla façon dontle faisait déjà tardieu, touten donnant également
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